Psychologie et gaming : le jeu virtuel en question

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- Le jeu virtuel : un moment autre dans un lieu autre

Le virtuel est inscrit dans la réalité, il ne s'oppose pas à elle. Il est un synonyme de « potentiel », c'est à dire sans rapport à l´actualité de la réalité partagée. Virtuellement est alors opposé à formellement et à actuellement. Par exemple, on peut dire que le chêne est virtuellement renfermé dans le gland. Le cyberespace fait partie du quotidien de la culture occidentale. Le but des jeux virtuels, abusivement appelés « jeux vidéo » n’est pas tant de simuler la réalité que de divertir, et ainsi d'être aptes à générer une activité ludique. En tant que programme, le jeu virtuel ne répond qu’à la logique de sa programmation. Fondamentalement, le code informatique se définit comme un langage sous-tendu par des lois immuables, et par conséquent un jeu vidéo reste limité par ces mêmes lois de programmation.

Le jeu vidéo, par l'externalisation physique et symbolique participe de cet avènement de l’Homo numericus : comme en témoigne le penseur André Leroi-Gourhan, des pierres taillées ou de la lance qui prolongent le squelette, des machines motrices qui prolongent la force musculaire et thermique, nous arriverions à une prolongation, une externalisation du système nerveux grâce au numérique. La civilisation occidentale, depuis la fin du XXe siècle, peut assurément prendre le qualificatif de « numérique », du latin numerus : qui se représente par le nombre. C’est-à-dire qu’elle se constitue comme une société de la logique et de l’arithmétique des données, lesquelles se trouvent traitées dans la machine emblématique de cette ère : l’ordinateur. Il paraît dés lors évident qu’une activité aussi triviale que le jeu, partenaire de toujours d' Homo sapiens, se soit trouvée elle aussi numérisée.

À leur genèse, les jeux vidéos étaient le plus souvent des applications électroniques ou informatiques détournées par des étudiants, des hackers . Le terme de hacking, aujourd’hui à connotation délinquante, désignait à l’origine un ensemble de pratiques étudiantes qui consistaient à transformer des technologies de recherches universitaires ou militaires en d’autres applications, ludiques le plus souvent. Les laboratoires encourageaient par ailleurs ces usages clandestins voyant là des formes tout à fait adaptées d’innovation, de création et de recherche.

L’histoire de l’objet « jeu vidéo » démontre qu’il constitua en premier lieu un simple outil d’exemplification des capacités technologiques de l’informatique. De cette origine « d’exemple technologique », il conserve encore aujourd’hui l’idée d’être un objet à l’avant garde technologique, et souvent moteur des progrès de l’informatique. Le jeu vidéo peut alors être considéré comme l’une des figures de proue de notre civilisation technologique. D’un autre côté, avant de devenir un objet ludique personnel, il tire des origines mêmes de l’informatique, l’image d’un objet lié à la marginalité, autour de cette figure du hacker. L’Apple II, sorti en 1977, avec son écran et son clavier, va venir installer l’ordinateur dans un usage domestique à grande échelle.

À cette époque, machines et jeux grands publics ne peuvent véritablement être distingués et se trouvent réunis dans un même objet : la borne d’arcade. L’ordinateur personnel et la console de salon n’ont pas encore été inventés et le jeu vidéo reste une activité qui se joue dans des lieux dédiés, au même titre que le jeu de billard. On ne verra dés lors, dans ces salles, jamais de jeux trop longs ou trop complexes comme les jeux d'échecs. Nous y trouverons seulement des jeux d’actions ne nécessitant que peu ou pas d’apprentissage des règles. Dès que l’objet et ses usages ne se trouvèrent plus réduits à la seule fin d’une exemplification technologique, aussi bien le grand public que le monde de la finance ou de l’industrie s’emparèrent d’un phénomène alors voué à une expansion rapide. Cette expansion conduira le jeu vidéo à devenir l’un des premiers objets de l’industrie du loisir.

Le Web apparu en 1992. En tant que réseau informatique, il facilite, à l'échelle planétaire, la connexion de plusieurs ordinateurs entre eux pour permettre à plusieurs utilisateurs de se servir du même programme informatique. L’avènement de l’Internet domestique à grande vitesse (ADSL et fibre) et à grande échelle, ainsi que la démocratisation de l’informatique, va déplacer l’espace du jeu du salon, de la salle d’arcade ou du cybercafé, à l’ordinateur personnel.

Le numérique, tel qu’il se développe depuis une dizaine d’années, sous l’impulsion notamment de Google, introduit une nouvelle dimension dans laquelle le jeu n’est plus nécessairement aussi contraint par la réalité. Il semble dès lors y avoir non seulement redéfinition des espaces physiques, mais également temporels : tout moment libre, comme celui du temps de trajets dans les transports en commun, peut devenir un temps ludique. Ainsi, le smartphone fait entrer le jeu vidéo dans l’ère de l’informatique ubiquitaire. C’est alors un certain rapport à la temporalité que le numérique a modifié. Sur ce point, le jeu vidéo en reste un bon exemple. Pour jouer au foot, il fallait réunir au moins une ou deux personnes, trouver un ballon, aller sur un terrain. Il suffit à l’ère numérique d’allumer sa console de jeu.

La règle du jeu demeure une convention qui met de l’ordre en rendant possible une décision d’agir. La règle se situe fondamentalement dans une relation entre autres, sous une forme d’adaptation de la loi de l'Autre, lieu de la loi qui fait autorité. D’une certaine manière, jouer, c’est décider. Comme le disait le poète Paul Valéry : « Du point de vue des règles d'un jeu, aucun scepticisme n'est possible . Car le principe qui les détermine est donné ici pour inébranlable. » Et c'est justement parce qu'aucun doute sur la règle ne se trouve permis que la frivolité et le second degré propres au jeu deviennent possibles. Le jeu peut ainsi se définir comme une activité contradictoire faite à la fois d’une rupture de la réalité et d’un nécessaire ancrage dans cette même réalité. Ces éléments donnent tout son sens à la formulation de Freud selon laquelle « le jeu contraste avec la réalité matérielle tout en pouvant s’étayer sur elle ».

Avant l'âge de 5 ou 6 ans, lorsque l'enfant joue, il se parle à lui-même en disant Moi-je de manière systématique, c'est à dire que le jeu est primaire et centré vers soi et non vers des objets externes. Ainsi, l'enfant peut avoir un public mais pourtant jouer « seul ». Ce n'est que par le biais du symbolique que va pouvoir s'introduire progressivement de l'altérité dans l'activité ludique, et des relations de camaraderie dans le jeu.

Winnicott parle du jeu comme d'un espace potentiel, espace dans lequel l'enfant utilise des objets dit « transitionnels » lui permettant de médiatiser sa relation entre principe de réalité et principe de plaisir. Ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors : le jeu devient le lien, la transition entre deux mondes, entre la réalité psychique et la réalité externe, entre la vie courante et ses pauses. Ainsi, le jeu n’est pas tout à fait la réalité, certes, mais il n’y est pas tout à fait étranger.

Freud ne nous semble pas opposer frontalement jeu et réalité, mais il soulève simplement qu’il existe un contraste entre la réalité matérielle, qui contraste elle même avec la réalité psychique, et le jeu. Freud explique très clairement que le jeu, au moins chez l’enfant, cherche volontiers un point d’appui aux objets et aux situations qu’il imagine dans les choses palpables et visibles du monde réel. Cet appui sensoriel différencie le jeu de la simple hallucination.

Il semble que le jeu comme le jeu vidéo viennent, au travers de la notion d’espace potentiel, comme de celle de second degré ( « C'est pour de faux », « c'est pour rire » dans un espace circonscrit du « ronron » quotidien ) créer un espace spécifique : l’espace ludique, dans lequel les exigences de la réalité diffèrent de celles propres aux espaces non ludiques. Les exigences de la réalité ludique, qui peuvent être abordées sous la question de la règle, demeurent par définition construites, définies et acceptées par le ou les joueurs. Décider d’entrer in ludere, c’est-à dire dans une activité de second degré aux caractéristiques spécifiques à la question du jeu : Je entre en jeu.

Certains joueurs de jeux vidéo automobiles ont une certaine tendance à tourner la manette de la console de jeu comme un volant lorsqu’ils souhaitent que la voiture virtuelle tourne elle-même. Cette action n’a aucune utilité en terme de gameplay. Il ne suffit pas de se trouver devant un jouet ni même de l’utiliser pour jouer. Pour pouvoir faire immersion dans le jeu, il faut préalablement distinguer le dehors du dedans. « Être immergé dans un jeu vidéo, c’est être inattentif à tout ce qui n’est pas le jeu. » Cette part de la réalité « laissée de coté », produit cet écart à la réalité qui permet la création de l’espace psychique du jeu.

Il est courant, que ce soit dans l’expérience du quotidien ou l’expérience clinique, de noter à quel point l’enfant qui joue ne semble pas avoir conscience du temps qui passe. Des travaux de recherche sur les sportifs de haut niveau ont mis en évidence que la perception du temps ralentit à mesure que la quantité d’information à traiter devient importante. Diverses études autour du jeu vidéo démontrent qu’un tel phénomène demeure aussi à l’œuvre dans l’activité vidéoludique. Il semble alors que cette distorsion de la perception du temps résulte à la fois du sérieux du jeu et de la concentration qui en découle, dans un espace autre séparant momentanément le jeu du reste de la réalité, sans pour autant l’en exclure.

C’est que l’avènement de l’informatique ubiquitaire rend le jeu vidéo disponible partout et à tout moment. Il s’introduit même dans le champ éducatif, au travers du serious gaming, et dans le domaine thérapeutique au travers du health gaming pour la rééducation des séquelles d’accidents vasculaires cérébraux, comme avec le jeu Voracy fish qui s’adresse à des personnes de plus de soixante ans. Le jeu virtuel laisse entrevoir un monde où les murs entre la réalité matérielle et une réalité générée sur demande tendent à s’amincir, comme dans la saga Matrix. En tant qu’externalisation symbolique, le numérique offre des possibilités de plus en plus découplées de la réalité matérielle. Le jeu est alors facilité, et sa réitération également. Dans ces conditions, on peut avancer que dans le jeu virtuel, le principe de réalité tempère moins que dans le jeu dit « traditionnel » la question du plaisir, parce que le numérique offre une réalité sur-mesure compatible avec la recherche de plaisir du sujet.


- La fonction miroitante de l'avatar : un mode d'apparence dans un monde d'apparences

L’industrie de la bande dessinée, en particulier celui des comics américains, s'imposera comme une grande source d’inspiration pour le jeu vidéo. MARIO peut tout faire : lancer des boules de feu, sauter haut, courir très vite, écraser ses ennemis, se baisser, éclater des briques, etc. Nintendo va transférer le modèle du hacking du créateur de jeu vidéo, au joueur via l'édition du magazine Nintendo power dans lequel le lecteur trouve des « trucs et astuces » pour détourner les limites fixées par la règle du jeu. Sega prendra modèle sur Nintendo en proposant à partir de 1990 un titre phare pour son support reposant sur un personnage charismatique qui incarne l’image de la marque, SONIC the hedgehog, en incorporant dans son personnage une marque d'agressivité en rupture avec la bonhomie enfantine caractérisant le « super-héros » de Nintendo.

Parallèlement à la sophistication et à l'expansion des consoles de salon basées sur l'électronique, l’ordinateur va également évoluer avec l’arrivée des premiers ordinateurs personnels, micro-ordinateurs qui vont profondément venir remettre en question les modèles et paradigmes de fonctionnement du jeu vidéo en permettant de programmer soi-même ses propres jeux vidéos, ce qui était impossible avec les consoles classiques.

Au début des années 2000, de nouveaux discours se font jour avec l’apparition des mondes virtuels. Tantôt appelés MMORPG ou encore “jeux de rôles en ligne massivement multijoueurs”, ces jeux vidéo proposent aujourd’hui de “vivre une seconde vie” dans des univers de fiction. Massive Multiplayer Online Role Playing Game sont des jeux vidéo uniquement en ligne, où les pions sont des avatars personnalisés, possédant des caractéristiques évolutives, qui peuvent entrer en relation avec d’autres avatars et parfois même agir avec eux. Ce genre de jeu est dans la plupart des cas animé par des guildes. World of Warcraft est le jeu le plus connu des MMORPG, avec environ 11 millions de joueurs dans le monde régulièrement connectés.

Parmi ces caractéristiques propres, le recours à l’image interactive semble celle qui reste la plus prégnante, et la plus immédiatement perceptible. Un rapport à l’image dans lequel : j’agis sur l’image autant qu’elle agit sur moi, au moyen d’avatars idéalisés auxquels le joueur s’identifie et qui lui confèrent un sentiment de maîtrise, dans cette interaction avec des images dans un processus d'extériorisation cybernétique appelé cybernalisation.

Le but de ces jeux n’est pas tant la destruction de l’autre que de démontrer sa parfaite et supérieure maîtrise du jeu. Et si l’on suit la théorie échiquéenne, perdre ou gagner peu importe, puisque finalement l’on apprend à maîtriser le jeu de plus en plus à chaque partie. Et c’est là que réside tout le plaisir : dans la maîtrise et dès lors le contrôle. Jouer pour maîtriser enfin le jeu.

C’est finalement tout le rapport à soi, au narcissisme, qui dialectise notre relation au jeu. Quoi de plus valorisant d’un point de vue narcissique que d’incarner, par exemple, celui qui sauvera le monde ? Non pas grâce à ses super-pouvoirs, mais parce qu’il serait une sorte d’élu, celui qui, seul, pourra résoudre cette situation : un fils du destin, le fantasme du Deus ex machina. Dans le jeu vidéo, avatar devient la mise en scène d´un Soi tout-puissant, d'un Soi grandiose. Cette gratification narcissique fait partie du fonctionnement des jeux vidéo où la capitalisation narcissique y est sans fin.

C’est parce que Je dis, d’une certaine manière, qu’une manette est un volant que symboliquement, elle le devient. Et c’est parce que Je dis que je suis le héros du jeu vidéo que je le deviens, symboliquement parlant. Sans symbolisation, il ne peut y avoir du jeu. C'est ce rapport au symbolique qui est le pivot de la question du ludique. L'avatar fait lui office de visage, c'est à dire qu il reste en perpétuel mouvement : telle pièce d’équipement, tel tatouage ou telle teinture corporelle ou vestimentaire vont le faire évoluer. De même telle posture qui sera prise ou comportement qu’il adoptera par les actions du joueur, aura une signification et viendra construire un discours subjectif.

L’avatar possède une histoire qui le lie au joueur et qui représente autant l’histoire de cette image que le parcours vidéoludique du joueur. C’est probablement ce pour quoi les joueurs sont généralement si attachés à cet élément particulier du gameplay. Le numérique permet non seulement d’améliorer ou de modifier le corps, mais de créer littéralement un nouveau visage. L’avatar, en tant que tableau figurant le sujet, demeure un élément qui donne à voir et vise à être regardé.

Le temps laisse une empreinte sur le visage, comme il laisse une empreinte sur l’avatar. Il s’agit plus d’une série de signes et d’éléments figurant l’existence du sujet dans le monde numérique. L’acception la plus évidente du concept d’avatar tend à le considérer comme le médium du sujet dans le monde numérique et lui ferait prendre la modalité de « masque numérique », de voilement d’une certaine manière.

Le virtuel semble servir à la doublure du Moi en introduisant un double clivage : entre l’utilisateur d´un écran et l´utilisateur d´un autre écran, il y aurait non seulement une distance inconnue fantasmatique, mais également une délimitation fantasmatique de soi. Par ce mode d´apparence dans un monde d´apparences, le joueur excessif établit une relation d´objet cyber-narcissique puisque les repères de l´objet ne sont pas des éléments du hasard et de la contingence, mais bien du registre de l´attendu : le joueur retombe toujours sur l'image de lui-même, dans un système autoréférencé. Ce retour de l´investissement dans les objets virtuels, ces gadgets démultipliables que le médecin et psychanalyste argentin Néstor Braunstein qualifie d'objets@, participe à la construction d´un Soi cyber-narcissique. Ainsi, qu'on le veuille ou non, la socialisation virtuelle serait toujours peu ou prou en lien avec un repli sur soi narcissique.

Les jeunes rencontrés dans le cadre d'une conduite excessive de jeu sont parfois tellement captivés et submergés par leurs différents jeux que cela devient une réelle souffrance pour eux. Cette souffrance surgit très souvent au moment où le joueur réalise l´écart entre sa propre représentation et celle de l´entourage. Les joueurs excessifs développent un lien très fort avec cet alter-ego virtuel que constitue l'avatar dans une sorte de socialisation trompeuse qui, avec les caractéristiques du jeu, fait "miroiter" au joueur une cyber-socialisation. Le besoin excessif de rester dans le monde virtuel du jeu est très souvent l'expérience d´une recherche de solution qui n’aboutit pas, mais qui ne cesse de se poursuivre. Les salles d’arcades du passé n’étaient pas seulement des lieux d’amusement où l’on jouait à des jeux, elles permettaient une interaction sociale entre les joueurs et leurs amis. Cet aspect social a été balayé par l’accès instantané à Internet.


- Gamers, parents, thérapeutes : à l'entrejeu de différents discours

C’est comme exemplification technologique du complexe militaro-industriel qu’est apparu le jeu vidéo. Cette genèse sera dépassée par la diffusion du « casse-briques » Tetris qui, en tant que jeu soviétique distribué par une multinationale japonaise, préfigurera une certaine mondialisation de la culture du ludique. Le jeu vidéo deviendra alors progressivement l’enfant chéri du capitalisme : une usine à réaliser les fantasmes. Cet objectif suppose que les jeux vidéo, produits de manière industrielle, soient le plus proche possible des désirs des joueurs qu’ils se proposent ainsi de réaliser, tout en évitant la censure, l’interdiction, l’opprobre, ce qui les oblige à se conformer au discours alors en vigueur.

Le jeu pathologique concernant les jeux de hasard et d’argent est, de nos jours, reconnu comme une addiction comportementale dans le DSM-V. Il s’agit du prototype même des addictions sans substances qui a fait l’objet de multiples comparaisons avec l’utilisation excessive des jeux vidéo. La cyberdépendance fait majoritairement référence à l’addiction à Internet, dans la recherche scientifique. C’est d’un amalgame entre Internet et jeu vidéo, à travers les MMORPG qui utilisent massivement ces deux éléments, que va naître la rhétorique de l’addiction aux jeux vidéo. Cela explique aussi que cyberaddiction, cyberdépendance, addiction aux jeux vidéo, etc. soient utilisées de manière indifférenciées. Tous ces concepts découlent de l'IAD ( Internet addiction disorder ) suggéré par la thérapeute Kimberley Young au congrès de l'American Psychological Association de 1996.

Ce qui semble évident au regard de la littérature scientifique est que l’étude de l’addiction aux jeux vidéo est en majorité centrée sur les jeux vidéo en ligne qui semblent les plus problématiques. Les deux addictions, à Internet et aux jeux vidéo ne sont ainsi pas isolées. De nombreux comportements « excessifs » sont rapprochés cliniquement de nos jours des problématiques addictives. Les « chercheurs de sensations » sont souvent rattachés aux conduites addictives. Nous retrouvons bien chez les utilisateurs excessifs de jeux vidéo une recherche d’excitation et un niveau d’excitation atteint plus importants que chez les joueurs non excessifs.

Comme le souligne le psychologue et chercheur belge Pascal Minotte : « Un foisonnement de néologismes, de locutions et d’acronymes à “tendance diagnostique” peuple aujourd’hui les sciences humaines, et la psychologie en particulier, dont les travaux sur les usages excessifs des T.I.C. fourmillent d’exemples : accro au Net, cyberdépendance, Internet addiction, cyberaddiction, internetomania, netcompulsion, pathological internet use, problématique internet use, compulsive internet use, netaholic, net addiction, computer-mediated communication addiction, internet dependency, Internet addictive behavior, etc. » Dans nos sociétés occidentales qui ont promu l'individualisme à son acmé en faisant de la dépendance à autre chose qu'à soi-même une maladie qu’il faut éradiquer, et en faisant de la figure du self-made-man le paradigme de la réussite sociale, la mise en discours de ce nouveau concept d'addiction au jeux vidéo se trouve actée.

Cette apparition de l’addiction aux jeux vidéo dans la littérature scientifique est récente. Les années 2000 ont vu une croissance plus importante des publications sur l’addiction aux jeux vidéo, mais essentiellement centrées sur les jeux en ligne et particulièrement sur les MMORPG. Dans les années 80, certains chercheurs ont pointé le caractère addictif des jeux vidéo. Ces considérations étaient plutôt anecdotiques et se centraient particulièrement sur la pratique des jeux vidéo d’arcade. Les années 90 sont marquées par une légère augmentation des publications, par exemple, sur des populations scolaires mais, cette fois-ci, en prenant en compte d’autres types de média comme les consoles de jeux, les ordinateurs ou les consoles portables (c’est-à-dire des jeux vidéo hors-ligne). À cette période, les critères du jeu pathologique étaient utilisés pour mesurer l’addiction aux jeux vidéo.

L’existence d’un « trouble du jeu vidéo », ou addiction aux jeux vidéo, en anglais :gaming disorder , a été officialisée par l'assemblée de l'OMS le samedi 25 mai 2019, lors de l’approbation définitive de la onzième révision de la Classification Internationale des Maladies (CIM-11) qui entrera en effet le 1er janvier 2022. De son côté, l'American Psychiatric Association (APA) a pu proposer, dés 2013, des critères diagnostiques pour un « trouble du jeu vidéo sur Internet » dans la section III de sa 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ( DSM -V ).

L’industrie des jeux d’argent et de hasard semble de plus en plus s’intéresser aux univers des jeux vidéo. Il suffit de regarder le nom de certains sponsors dans l’e-sport pour comprendre que ce lien existe. Par exemple, sur un certain site consacré au poker en ligne, nous pouvons obtenir des consoles et des jeux vidéo en payant avec des points qui sont obtenus en jouant aux jeux d’argent en ligne, avec de l’argent réel. Cette stratégie commerciale semble clairement avoir pour objectif d’orienter les joueurs de jeux vidéo vers des jeux d’argent.

Mark Griffiths, chercheur à l'université de Bradford, s’est spécialisé sur les questions d’addiction au jeu. Il établit dans le mécanisme des freemium, jeux pouvant être installés et utilisés gratuitement sur le téléphone mobile au moyen de la publicité, un parallèle direct avec le jeu d’argent et de hasard, mais sur une forme particulière de celui-ci : le pay-to-win, c’est-à-dire ces jeux qu’il est en réalité quasi-impossible de terminer sans payer. Dans le pay-to-win, plusieurs mécanismes au fondement du gambling, acte de jouer à des jeux de hasard pour de l'argent se trouvent absents : tout d’abord il n’y a pas d’appel au hasard. Ensuite, il n’y a pas de pari sur la perte de l’autre : l’éditeur n’a aucun intérêt à voir son joueur « perdre », au contraire !

L’idée que le jeu vidéo constitue aussi un objet qui donne à voir, l’expose aux mêmes critiques que le cinéma et la télévision. L’avènement, depuis le début des années 2010, de l’informatique ubiquitaire et la mise en jeu du corps dans le jeu vidéo vont ouvrir un nouveau débat autour de la question du transhumanisme. Les questionnements autour du jeu vidéo que nous pensons si contemporains sont en réalités apparus en même temps que l’objet lui-même et trouve leur ancrage dans des questionnements, des influences liées par exemple au cinéma ou à la télévision. Un effet de la globalisation et de la massification du monde vidéoludique : l’objet, sorti de sa marginalité, devient un objet du quotidien, infiltrant les foyers et suscitant alors la peur du déclin de la famille et de la société tout entière comme ce fut le cas, avant lui, pour la radio ou la télévision.

L’arrivée de l’informatique ubiquitaire dans le quotidien des sociétés occidentales demeure au cœur de la compréhension que nous pouvons élaborer autour des peurs, des craintes et autres inquiétudes liées aux jeux vidéo. Le jeu, et le jeu vidéo en particulier, remet en cause l’ordre spatial de la société, la territorialité sociale. Un usage ou un terme en vogue à un instant T seront déclassés quelques jours, voire quelques heures, plus tard. La société numérique avance avec rapidité.

Face aux contraintes multiples de la vie, le jeu apparaît finalement comme une activité qui rend encore possible l’exercice d’une décision, et, là où l’activité est obligatoire, là où il n’y a pas d’échappatoire, on peut mettre en doute qu’il s’agisse d’un jeu. Ce n’est que parce qu’il existe des règles, aboutissant parfois à une perte de liberté, que le joueur peut se trouver libre de développer sa stratégie.

Le jeu ne s’oppose pas à la réalité en tant que totalité englobante, mais il instaure une réalité métaphorique tierce liée à la réalité commune, symboliquement. On pourrait dire que le psychisme est un système réglé et que la médiatisation du plaisir répond aux règles que la réalité instaure. De même, le jeu étant une activité parfaitement cadrée et réglée, la réalité ludique impose des règles qui vont venir tempérer, médiatiser, la question du plaisir. Ainsi, peut-être, ne devrions-nous pas penser le jeu comme un lieu de pur plaisir, mais de plaisir autre : c’est-à-dire un lieu où les règles médiatrices permettent une autre forme de prise de plaisir que ne permettraient pas les contingences de la réalité. Si l'on se situe au-delà du principe de plaisir, on peut dire que le jeu a cessé.

La prise de plaisir ne peut advenir que si et seulement si le jeu convoque quelque chose de ce que l’on a, ou veut posséder, ce qui conditionne les choix d’ordre esthétique que font les joueurs, par exemple dans le choix de leurs jeux. Il nous nécessaire de ne pas considérer notre analyse du plaisir du jeu à l’échelle d’un comportement, d’un acte, mais du point de vue de la partie ou plus simplement en analysant globalement un jeu dans toutes ses composantes. L’important n’est pas ce qui est fait, mais comment cela est fait.

Le jeu ne se situe pas en dehors de la réalité. Il en demeure une forme de continuum, un élément, une parcelle délimitée par des règles précises. Le jeu et le jeu vidéo ne créent rien, mais ils jouent sur ou avec. C’est-à-dire que les phénomènes et interactions que nous pouvons déceler en ce qui concerne le ludique sont le reflet d’une structuration psychique du sujet plus que la cause de celle-ci. Il est surprenant de constater qu’à bien y prêter attention, ce sujet pouvait facilement être abordé par le patient sans qu’il soit nécessaire de l’y inviter. La psychologie en général, et le champ psychanalytique en particulier, semblent pourtant éprouver des difficultés à reconnaître explicitement l’existence du jeu chez l’adulte, seule la question du jeu « pathologique » étant abordée.

Il est par ailleurs paradoxal qu’une société qui promeut de plus en plus les loisirs et le ludique soit aussi celle qui, par le discours des cyberaddictologues, considère comme pathologique le temps consacré à jouer. l’analyse du discours de joueurs pourrait nous permettre de montrer ce qui se trouve réduit au silence dans ce discours de la cyberaddiction. L’académie de médecine, l’académie des sciences ou encore l’INPES ont publié différents rapports depuis 2012 réclamant une certaine prudence à propos de la notion d'addiction aux jeux vidéo, préférant parler de pratiques « problématiques », ou de pratiques « excessives ». D'ailleurs, en tant qu’initiés, les joueurs tentent de faire entendre leur voix, de donner leur vision de leur activité vidéoludique. Ils utilisent les blogues, les forums, les commentaires dans les journaux en lignes, etc. pour communiquer à la société leur vision.

Bien souvent, la demande des parents n’est pas tant une demande de prise en charge pour leur enfant qu’une demande aux fins de savoir quel discours leur tenir. De fait, l’inquiétude des parents demeure avant tout un reflet d’une inquiétude sociétale globale à propos de la jeunesse. Les parents semblent pris entre deux injonctions contradictoires : faire plaisir à leurs enfants et être des éducateurs responsables, des parents « suffisamment bons ». Le discours des parents demeure impossible à propos du jeu vidéo. Ce ne serait pas la pratique vidéoludique qui isolerait le sujet du champ social, mais le discours parental et social qui entoure cette pratique.

Et c’est là l’un des paradoxes les plus intrigants du XXIe siècle. C’est la génération même qui a inventé le numérique qui se trouve la plus à même de le rejeter. Le paradoxe résulte ici du rejet par la société de l’investissement des mondes virtuels qu’elle promeut de fait par ailleurs. Dans le discours déclinologique décrit par Minotte, la question vidéoludique paraît constituer l’une des innombrables figure d’une problématique et d’une angoisse plus primaire, voire archaïque, d’un retour de la jeunesse à l’animalité, hypothèse fréquente qui considère l´excessivité du jeu uniquement comme l´expression morbide d´autonomie de la nouvelle génération. L'on retrouve souvent cette rhétorique à propos du jeu vidéo : « il perd son temps à jouer ou il passe son temps à jouer ». Sous-entendu, pendant qu’il joue il ne fait rien d’utile ou de productif.

Vus comme des outils par les digital immigrants, le numérique, les jeux vidéo, l’Internet sont devenus de véritable extension de l’être pour les digital natives. Si les premiers ont créé la technologie, les seconds en ont créé les usages et le langage qui va avec : le leet speak. C’est ce langage, et les usages qui en découlent, autant que la réalité à laquelle il renvoie, que les digital immigrants ont de plus en plus de difficultés à décoder. La difficulté de compréhension entre les générations est, selon le psychiatre et psychanalyste français Serge Tisseron, un élément important dans la dangerosité d´un jeu vidéo : moins les parents y comprennent quelque chose, plus leur angoisse grandit. Les enfants sont jugés d´un point de vue critique et fichés en fonction de ce que les parents, et les adultes en général, voient sur l´écran.

La relation cyber-narcissique aux objets virtuels offre aux cliniciens la possibilité d´un travail fructueux et peut faire renaître la parole dans le contact avec le patient. Mais il faut s´intéresser aux contenu des jeux vidéo et respecter le travail psychique que le patient a entrepris dans l´investissement identificatoire à l´avatar. la motivation du jeu ou le type de jeu vidéo utilisé, peut nous permettre d’engager un travail thérapeutique fécond. De même, l’intérêt porté à la question de l’activité vidéoludique de nos patients nous permet bien souvent de mettre au jour une souffrance qui ne saurait réussir à s’exprimer ou se donner à voir autrement, bien souvent masquée par le plaisir du jeu.

Le défi de la socialisation moderne résidera alors dans un travail de mise en lien du monde du cyberespace et du monde de la réalité partagée. Pourrait-on finalement dire que l´essentiel du processus de socialisation n´a pas changé, mais que le cadre des références s´est transformé et que ceci devrait être pris en considération dans le travail avec des jeunes en voie de maturation ? Pour que les enfants ne tombent pas si facilement dans le piège d´une identité construite à partir des mondes virtuels, les parents devraient veiller et partager le plus possible les préoccupations dans le jeu vidéo. Jouer ensemble, au moins partager un intérêt envers ces activités pourrait déjà éviter le retrait total et ainsi être préventif d´un développement morbide.







Nicolas Delorme

Nicolas Delorme, Psychothérapeute sur Saint Malo

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