Logique du lien sectaire ( suite )
- Le « groupe coercitif » et son mentor : constitution d'une bulle utopique
Qu’est-ce qui fait tenir ensemble
des individus dans des groupes si particuliers et de façon si
spécifique ?
Dans le débat contemporain sur la
manipulation mentale ou la sujétion psychologique, Freud se
positionnerait sûrement ainsi : sans nier qu’il y a bien usage de
techniques de manipulation des individus de la foule (techniques
rhétoriques, publicitaires, psychologiques, hypnotiques), il
mettrait cependant l’essentiel du lien affectif à l’égard du
leader sur le compte de l’amour que chaque adepte lui porte et sur
l’impossibilité dans laquelle chacun se trouve de pouvoir accéder
réellement à lui. Peu ou prou, on peut dire que les nouvelles
sectes suivent une logique similaire à celle décrite par Freud dans
« l’Avenir d’une illusion » : à la fois, elles
mettent en forme une illusion qui accomplit un souhait pulsionnel, et
elles régulent les pulsions individuelles asociales non-sublimées
rendant ainsi possible de vivre ensemble.
Daniel Shaw était porte-parole de
Siddha Yoga et de sa gourou, Gurumayi, avant de quitter le groupe,
faire une psychothérapie et se former à la psychanalyse, qu’il
exerce à présent à New York. Dans son article intitulé «
Traumatic Abuse in Cults: A Psychoanalytic Perspective », il
écrit : « je définis une secte principalement sur la
base de la personnalité de son leader.[...] Sans le gourou [cult
leader], il n’y a pas de secte, et selon moi, pour comprendre les
adeptes [followers], nous devons simultanément chercher à
comprendre les gourous. » Ainsi, selon lui, si côté
secte, la question porte sur la psychopathologie du gourou, côté
victime, la question alternative serait : « pathologie
préexistante ou bien pathologie induite ? »
La littérature anglo-saxonne centrée
sur le traumatisme sectaire a emprunté à la terminologie
traditionnellement mobilisée pour rendre compte des états de stress
post-traumatique des vétérans de guerres, le terme de « Second
Generation Victims » ( SGV ). Or, l’entrée dans le langage et
dans le social est bien l'entrée inaugurale où se situe le moment
logique du traumatisme, et auquel les évènements ultérieurs
rencontrés dans la vie viennent faire écho. L’être parlant a
plongé dans un bain de langage. L’institution du groupe humain est
avant tout une affaire de langage. De même que nous repérons la
distance traumatique entre énonciation et énoncé, entre sujet et
personne, il apparaît que le collectif institué répète à son
niveau cet écart.
On peut articuler le trauma du
collectif au trauma de l’individu : le fondateur de la secte.
L’individu répète sur la scène du transfert le trauma collectif
tandis que le collectif répète par voie de transfert le trauma
individuel du fondateur de ce collectif. Le collectif vient
répéter quelque chose du trauma individuel du fondateur, il en
hérite, en est le dépositaire. Le fondateur d’une secte organise
le lien social depuis le lieu de son trauma.
Dans la littérature francophone, les
travaux du sociologue Romy Sauvayre et en particulier son ouvrage
« Croire à l’incroyable », constituent une approche
assez originale et intéressante de la question du sectarisme.
Partant du postulat cognitif, c’est-à-dire l’idée selon
laquelle l’homme « a besoin, pour survivre, pour se déplacer
dans le monde et négocier avec lui, de s’en faire une
représentation signifiante », Romy Sauvayre fait reposer sa
sociologie des « croyances extrêmes » sur une approche cognitive
en « considérant les raisons des acteurs sociaux comme les
causes de leurs actions ». Sa notion de coaptation
émotionnelle ne semble être au fond qu’un synonyme du concept
plus ancien de love bombing qui déjà dans la littérature
anglo-saxonne localisait l’emprise sectaire dans le bombardement
affectif qu’adresse le groupe à l’impétrant. Cette coaptation
cognitive « repose sur diverses techniques d’argumentation à
l’instar de celles utilisées en rhétorique, dans la démarche
commerciale ou en politique ». Rappelons que dès Aristote,
la rhétorique est pensée comme l’art de susciter des affects chez
l’allocutaire. Pour Sauvayre, l’assurance et la crédibilité du
coapteur sont justement des moteurs de la persuasion. In fine,
le gourou ne fait que donner consistance à la toute-puissance que
l’adepte lui prête sous transfert.
Dans son article « Sectes et
manipulation(s) mentale(s) », le psychiatre et psychanalyste
Samuel Lepastier note que le groupe ne se réunit pas autour d’une
divinité dans le ciel, mais d’un homme de qui l’on attend qu’il
soit à la hauteur du divin. Or, le gourou ne pouvant assumer
la perfection qu'on lui prête, va récrire l’histoire et la scène
primitive de chacun : « l’adepte est dépouillé de son
passé », le gourou « rend caduque toutes les
obligations antérieures » et mène de véritables «
attaques contre les liens familiaux ».
Dans les services de psychiatrie, il y
a un nombre sans doute important d’hommes et de femmes qui auraient
pu instituer un discours sectaire s’ils n’avaient pas été pris
en charge par les unités de santé mentale.
La thèse de doctorat de Thierry Lamote
prend la forme d’une biographie psychanalytique de Lafayette Ron
Hubbard, le fondateur de l’Église de Scientologie. En décortiquant
les grands chapitres de la vie de ce self-made man ainsi que son
œuvre littéraire, l’auteur reconstruit pas à pas, depuis ce
qu’il est possible de savoir de son enfance puis de sa vie de jeune
adulte, les motifs de la folie de l’homme Hubbard et la
logique de son délire. L’établissement de l’Église de
Scientologie et des pratiques psychothérapiques de la Dianétique y
sont envisagés comme « tentative de guérison », permettant à
Hubbard de se trouver une place dans le monde. Cette thèse aborde la
question sous l’angle du « déficit de sens constitutif de
la condition humaine. » En effet, en rejoignant la
Scientologie, les adeptes pénètrent « un système de
pensée robuste, dont la surcharge de signifiants injecte sens,
ordre, et même débordement affectif dans une réalité en elle-même
froide et désordonnée. »
Toute l’organisation est pensée en
termes d’efficacité au vue de l’impératif de Survie.
L’organisation scientologue dans son ensemble paraît avoir pour
vocation son propre entretien, sa propre vitalité auto-alimentée.
S’agit-il alors d’une foule avec meneur ou d’une foule
sans meneur ? La figure d’Hubbard, aussi lointaine soit-elle, fait
toujours l’objet d’une idéalisation religieuse, on le cite, on
raconte ses hauts faits… Mais simultanément, le fondateur de la
Scientologie semble s’être constamment décalé et retiré de la
place d’exception de son dispositif en se mettant au service de son
bon fonctionnement, à l’huilage des rouages
technico-administratifs. À dire
vrai, elle n’est ni avec meneur, ni sans. Peut-être
conviendrait-il mieux de dire que la Scientologie est une foule
avec un meneur qui ne mène pas. Et si ce dispositif est
totalitaire, c’est dans la mesure où son idéologie est diffuse à
tous les niveaux et les traces de son énonciation sont absolument
invisibles, dans la mesure où même Hubbard y obéit.
En 2010, deux procès d’assise ont eu
pour tâche de rendre justice dans une affaire impliquant une petite
secte de Midi-Pyrénées. Robert Le Dinh, fondateur de cette secte,
est celui qui se fait appeler « Tang » et qui dit avoir reçu un
message divin du Christ faisant de lui « le troisième messie ».
Arthur Mary, dans une thèse sur le discours sectaires soutenue en
2013, rend sensible combien au cœur de ces procès, travaille la
productivité délirante de Lé-Dinh et travaille la culture.
Tang semble subir tranquillement les
événements. L’histoire qu’il raconte, il l’a vécu parce
qu’elle se présentait à lui, il n’avait qu’à suivre un
destin auquel le Christ le soumettait : « On veut me faire
dire ». « Chaque fois que j’ai été approché par des
individus, j’ai attendu qu’on me propose », « j’ai toujours
été très demandé », « un groupe s’est formé autour de
moi », « elle [Elsa] m’a dit que j’étais le grand
Monarque », « je n’ai pas à me faire connaître, mais à
suivre le mode de vie que me demande le Christ », « je me
suis retrouvé conseil en bâtiment », « Madame L. ayant eu
une vision, m’a dit que j’étais le Roi. Moi, ça ne me
dérangeait pas », « Une fois que [Monsieur L.] a réussi à
me faire dire ce qu’il avait en tête, il en jouit ». Cette
attitude passive se réalise et se déploie dans différents champs
de son existence, sous-tendu toujours par le fait que sa passivité
est en miroir d’un intérêt de l’Autre pour lui, Tang. Le monde
s’intéresse à Tang, le regarde et lui fait signe : « Quand
une feuille tombe d’un arbre, c’est un signe. Quand un chien
traverse la rue… Tiens, que vous soyez habillé comme ça plutôt
que comme ça, je crois que ça veut dire quelque chose… »
dit-il au juge.
Tang est un prophète qui
connaît le sens des rêves : il dit à Elsa L. qu’elle a rêvé
qu’il était l’identique d’Elie et Moïse, soit qu’il est un
prophète. Il est donc en mesure de lui rendre le contenu effacé et
le sens de son rêve, et cetera… . Autrement dit, ce rêve «
interprété » par Tang contient sa propre clé d’interprétation
autorisée, à savoir que Tang est le bon interprète. Nous
reconnaissons le discours auto-impliqué entendu plus haut de
la bouche de Lé-Dinh, centré sur qui se désigne désignant. Dans
la mesure où Tang est parlé par les autres, plus qu’il ne parle
lui-même, le témoignage des témoins à décharge ( les adeptes )
continue, assure, établisse, le discours de Tang, ils font partie de
son « discours permanent ».
On peut parler de position sectaire
dans le cas où le groupe se replie sur une idée, des images,
lorsqu'il appelle à la fermeture imaginaire et à l'intolérance.
Cette position s'entretient par une disqualification de tout ce qui
n'est pas la bonne pensée ou le bon sens. Elle n'implique pas
nécessairement un mépris du droit et des codes sociaux.
La secte « sectaire » se
constitue dans un mouvement de concurrence face à l’Église ou à
l’État dans un désir de s'arranger avec la loi ou la tradition.
En se caractérisant par la religiosité, elle propose à l'homme de
le débarrasser de cet écrasant fardeau qu'est la liberté. La secte
« sectaire » fait de l’Église et de la société les
figures du mal ou de l'erreur. Fondée sur la prétention à détenir
les secrets de l'univers ou les clefs du paradis, elle appelle
nécessairement à la désobéissance civile ou à la fuite. Ses
règles et ses usages tiennent lieu de loi. L'idée même de la
laïcité lui est intolérable : elle a le monopole de la
vérité, le plus souvent confondu avec la connaissance.
Le sujet gouroutisé croit en
l'immédiateté et ne renonce pas à une relation fusionnelle avec un
Dieu de la jouissance ou avec le cosmos. Les communautés
organisées par un principe de religiosité portent atteinte aux
droits de l'homme au moment où elles se fixent dans une
impasse sectaire. Lorsque l'insistance dans un univers de
certitude se conjugue avec la réalisation de l'utopie, la santé
psychique est gravement menacée.
Le désir de se protéger de
l'imprévisible peut motiver un consentement au contrôle sectaire.
Liée à une mésestime de soi et de l'autre, la crainte de l'Autre
fait la fragilité du sujet : celui qui craint l'aventure
personnelle est enclin à risquer la mésaventure sectaire. Une
fois dans le groupe, le sujet ne connaît plus le doute ou
l'anxiété : c'est un adepte qui n'a plus qu'à suivre
docilement le chemin qui lui est montré.
L'adepte est le résultat d'une
réduction idéologique. Il est la réalisation de l'idée de l'homme
promue par le mentor. Il incarne l'image idéale défendue par le
groupe. Pour faire du Un, il faut organiser, entretenir et sans
cesse améliorer les systèmes de défense contre tous les autres.
L'obligation de réaliser et de maintenir un rêve non viable
oblige à l'isolation et à un contrôle incessant des corps, des
relations et du temps. L'élimination des désirs implique un
fonctionnement « comme si » . Rien n'est entrepris
sans commande expresse et précise des meneurs : les conduites
manquent pour le moins d'authenticité et de spontanéité.
Celui qui est soucieux de la loi n'a
pas besoin des repères dérisoires offerts par le groupe. Il n'a pas
de respect pour un gourou qui fait sa loi et il pressent les dangers
ou les inconvénients du fonctionnement sectaire. La bulle
utopique est un lieu de nulle part qui propose un présent sans futur
et sans passé à l'adepte. L'avenir de cette plate-forme ou de
ce temple utopique est garanti par des êtres qui lui sacrifient leur
existence. La prospérité et le développement de ces sectes
utopiques est trompeuse : leur réussite s'obtient au détriment
de la santé de l'adepte. La réalisation du « meilleur des
mondes » sectaire se fonde sur une apologie de l'auto-fondation
ou de l'intégrisme.
L'instauration de la bulle utopique
à visée unificatrice nécessite un contrôle permanent des faits et
gestes des adeptes. Pris au piège de la tentation, l'adepte fait
allégeance totale au guide censé lui offrir l'impossible. Cette
soumission mise au service de la réalisation utopique est
définitive : elle nécessite un renoncement à son propre
fonctionnement psychique et à la pudeur. L'élaboration de
l'intime est bafouée car elle fait obstacle au bien commun et à la
perfection. Dans ces groupes, le respect du secret et du sujet est
une entrave à l'autonomie. Pour atteindre le Graal, l'adepte
doit obéir à des règles et à des mots devenus choses : ce
sont les piliers de ce monde privé de subjectivité ou de cet
univers incurable.
La résistance de l'adepte est
empêchée par les pratiques visant à éliminer ce qui lui reste
d'estime de soi. Unification, union, élimination des différences
sont les mots d'ordre de cette société arrêtée et coincée à
l'écart de la vie. Le désir d'unification implique un entretien
de la rivalité qui est une des formes manifestes de la pulsion de
mort. Les mentors ont besoin du groupe pour étayer leur narcissisme.
L'unification entraîne une juxtaposition d'adeptes privés de leur
division subjective, de leurs normes et de leur histoire. L'entretien
de la religiosité crée un vécu de rivalité destructeur : le
lien entre élus se tisse dans la concurrence contre les autres et
dans le rejet de l'altérité. Sa solidité exclut toute
solidarité entre membres.
Dans la secte « sectaire »,
l'aspiration à la fusion, d'immédiateté et de retour à un
paradis originel implique une pulsion de mort qui abolit le manque ou
la perte. Quand l'altérité est supprimée, subsiste un monde arrêté
à la signification et réglé par des incantations et des mots
magiques. Il suffit à l'adepte de se rappeler les mots du gourou
ou les mots de Dieu pour se sentir atteint au plus profond de son
être. La Chose prononcée fait fonction de sortilège. Elle opère
un charme qui paralyse le corps et la pensée.
Les objets du contrôle sont
logiquement tous ceux qui font violence au mentor ou qui attaquent
son narcissisme. Le groupe soutien le gourou tant qu'il est
conforme à son attente ou à ses fantasmes. L'entretien d'une
complémentarité illusoire nécessite une activité à plein temps.
Le contrôle sectaire implique un travail ou une pratique visant
l'acquisition d'un savoir-vivre et communiquer dans le groupe. Il
vise à créer une unité artificielle fondée sur un refus de
l'hétérogénéité.
L'unification et le consentement du
sujet à son effacement implique un contrôle permanent. Ce contrôle
sert à remplacer les choix subjectifs, à discipliner les corps, à
éliminer ou à maîtriser les relations duelles. Nous avons évoqué
en amont qu'il s'exerce par exemple sur le temps, sur la nourriture,
sur la sexualité... . Il sert à enrayer toute velléité
d'indépendance et à éradiquer les positions égoïstes. Ce
contrôle vise à produire des individus soumis au moi-idéal du
gourou ou des leaders.
Le contrôle cultive
l'individualisme, au sens où l'attaque de l'indépendance de
l'être réduit l'autre à une entité ou à un objet défini par le
groupe. Le contrôle supplée à une irresponsabilité consécutive
à l'annulation du sujet. L'entretien de la structure narcissique
d'autorité se fonde sur un refus du bloc constitué par tous les
autres. Dans l'espace sectaire, le contrôle n'est pas un
garde-fou mails il est imposé par la nécessité de préserver le
rêve impossible et l'unité sans cesse menacée. L'adhésion à des
révélations certifiées exacts exclut désir et projet. Dans de
telles communautés, le contrôle règle l'intime pour le conformer
ou le mouler au modèle idéal. Dans certains groupes, ce qui est
bien un jour, peut être mal le lendemain.
Ces êtres puissants ou représentants
d'un Dieu irritable ne supportent pas ceux qui mettent le groupe en
danger. Le gourou appuie son contrôle sur la dépendance active
de ceux qui attendent un résultat et mettent tout leur espoir dans
ce sauveur.
Pour un individu convaincu des
bienfaits du travail sectaire, la vie en secte, aussi aliénante et
aussi cauchemardesque soit-elle, reste plus séduisante que la vie en
milieu ouvert. Les paillettes, les rites, la vocation d'initié, les
combats sacrés opèrent une fascination qui contrastent avec le gris
du béton, la contrainte des horaires et du travail. La résistance
à la robotisation exaspère les gourous.
A travers les pratiques de croyance, la
secte se caractérise par une obsession permanente de la
monstration : le stuc et le décor ne sont pas une
fantaisie dont on peut rire ou sourire. Ils sont des signes de la
réalisation du rêve et ne renvoient à rien. L'habillement, la
nourriture et la sexualité sont autant de mises en scène visant à
présentifier l'utopie : le signe est la chose réalisée. Ces
pratiques sectaires résultent de l'intégration d'éléments
composites glanés ça et là au gré des révélations du gourou ou
du guide religieux.
La pratique du groupe sectaire n'est
fondée sur aucun choix concerté et partagé. La vie au pays de
l'illusion crée une sorte d'accoutumance à l'agitation et organise
un système défensif qui empêche d'apprécier la douceur de vivre
et les ambiances paisibles. Dans le monde utopique, le déplacement
d'intérêt de l'intimité corporelle au corps groupal produit une
sorte d'anesthésie affective. Dans la secte utopique, les
mots n'expriment pas une réalité partageable, mais ils construisent
ou modélisent l'utopie.
Codes, rites et mots sectaires sont les
pierres angulaires de l'édifice utopique : ils sont les moyens
de faire exister l'illusion. Privé d'aventures, l'individu, sans
vie intime, se sent vivre quand tout s'agite et quand le groupe lui
donne des missions. La vie hors-sens, régie par le principe de
plaisir ne procurent pas de joies. Elle est faite de sensations
excessives qui provoquent l'épuisement. La vie dans la bulle
utopique exige le sacrifice de l'expérience personnelle : le
règne de la pulsion de mort interdit l'aventure ou l'exploration.
C'est l'individu qui se fait objet du
rêve du gourou ou du bon dieu. Convaincu que le Maître est l'image
extrême de lui-même, le bon adepte est ligoté par un Surmoi
tyrannique ou pathologique. L'autocorrection de ses perceptions et
son alignement sur les percepts communs signent la suppression de sa
division subjective.
La perte d'estime de soi va de pair
avec une surestimation des possibilités de la communauté et du
gourou. L'adepte initié ne réagit plus car il s'est défait
d'une identité sociale incompatible avec sa réalisation au sein du
groupe. L'absence de lien entre le mot et l'émotion les réduits
à l'autosuggestion : ils font comme s'ils étaient heureux. La
simulation est consciente quand l'adepte se rebelle contre le gourou.
Dans la bulle utopique, la conduite
décalée par rapport au principe de réalité résulte du rêve
d'harmonie et de lien avec la pulsion de mort. Selon les témoignages
d'ex-adeptes, le statut de l'adepte renvoie à celui d'objet
parlant ou de mort vivant. L'adepte oscille entre le tout et le rien.
Quand il se consacre totalement à la cause utopique, il se prend
pour un saint car il correspond au moi-idéal du groupe.
L'exigence de ferveur est particulièrement écrasante. L'image de
l'adepte est totalement dépendante de celle du groupe. Dans
toutes les sectes, la pudeur est une inhibition, la démarche
intellectuelle est un obstacle à la compréhension de l'univers et à
la communication avec l'au-delà. L'impudeur est une transparence
indispensable, l'estime de soi est égoïsme diabolique.
Le vécu de l'adepte se résume aux
mots généreusement prodigués par le bon groupe. Dans ce monde
à deux dimensions, la vie d'initiés sectaires se résume à un
combat sacré ou à une défense active contre l'altérité
qui prend figure de complot. Ce qui peut apparaître un doux délire
fait partie de la mission sacrée. Le renforcement des lignes de
démarcation est le signe ostensible de la fonction de l'utopie :
l'utopie est l'existence même du gourou. Le désir
d'unification et la certitude de détenir un secret vont de pair avec
une crainte permanente de ceux du dehors.
Le culte du « saint mot »
induit une lecture particulière de tous les gestes et conduites.
Cette oppression du mot est caractéristique des sectes
religionistes : l'endoctrinement nécessite une allégeance à
la signification sacrée ou à une lecture littérale. Exit le sujet
de l'énonciation : disjoint du vécu émotionnel, le mot
prescrit trahit l'expérience indicible. Au lieu de jouer le rôle
de médiateur, le mot donné par le groupe se substitue à l'émotion
interdite pour faire croire au sujet qu'il est en pleine possession
de ses moyens. L'accès au bon mot le rassure sur sa vigilance et sa
performance psychique. Alors qu'il est persuadé de bien exprimer sa
pensée et ses sentiments, il est en fait totalement aliéné à un
vocabulaire d'emprunt. Le langage codé n'est pas un simple ersatz
de la langue maternelle. Il vise à susciter l'illusion utopique au
plan scientifique, cosmique, écologique, médical, spirituel... .
En soutenant l'émotion groupale, les messages codés créent un
univers éthéré à l'abri des soucis du monde.
La sacralisation de la
toute-puissance va de pair avec un effort permanent pour éradiquer
la névrose qui bloque l'accès à une jouissance interdite. Au
contraire des adeptes religionistes, les adeptes spiritualistes sont
invités à se défaire d'un Surmoi cause de toutes les frustrations,
pour se soumettre à la loi du gourou. Le péché et l’injonction à
l'humilité sont remplacés ici par la pollution et l'invitation à
la concurrence. L'adepte coincé en impasse spiritualiste est appelé
à être un homme nouveau. Le paradigme de la réussite est d'être
un refondateur, c'est à dire un être sans attache et sans limite.
Les codes contribuent au déchaînement
utopique et à la dénégation des frontières entre la mort et la
vie : les corps sont considérés comme des objets qui
entravent l'accès à une vérité suprême ou à un au-delà
merveilleux. Pendant que le maître reconstruit entièrement son
adepte, le nouvel initié se félicite d'avoir rencontré le Maître
du savoir. L'adepte nous apprend que l'imagination crée l'objet,
que le fantasme du Maître peut être intériorisé et figuré par
celui qui en adopte les codes.
Dans son intention, l'utopie
spiritualiste est annulation de la filiation et élimination des
bibliothèques, des noms, des règles, et de tous les archives
intériorisées qui permettent à un sujet d'exister en son nom
propre. Pour les adeptes, la transparence d'une vérité sans
faille ne prête pas à conséquence et ça peut être l'occasion
d'une découverte essentielle. Ils sont prêts à accorder crédit
aux mentors qui remettent en question leur passé et leur existence.
Ça leur parle !
Comme Ron Hubbard, tous les gourous
spiritualistes sont convaincus que le problème de l'homme, c'est
l'homme. Higoumènes ou gourous spiritualistes ne comptent pas leurs
efforts pour libérer l'homme de lui-même. Au niveau de l’Église
de scientologie, chaque individu est amené, dans ce système
social, à tenir la place d’idéal du Moi des autres membres, puis
de lui-même. Or, il ne s’agit pas d’un idéal du Moi qui
interdirait une satisfaction totale, mais au contraire qui la
promeut, qui invite surmoïquement à réaliser la toute-puissance
infantile.
- Étrange familiarité du langage
sectaire
Dans une certaine mesure, les sectes
disent quelques choses de l’état du lien social auquel elles
tentent de fuir. Le politologue Paul Ariès l’affirmait déjà
en 1998 quand il titrait son livre : « La Scientologie,
laboratoire du futur ? » On passerait à côté de la
créativité délirante de Ron Hubbard à trop se focaliser sur les
techniques d’emprise qui sont peut-être moins l’apanage de la
Scientologie que de notre modernité. Au fond, la Scientologie donne
la mesure de ce qu’est une secte de la modernité néolibérale,
usant de procédés marketing, de techniques de management
défendant les mêmes valeurs d’autonomie, de liberté d’agir,
etc.
Les spécificités de nos sectes
contemporaines sont isomorphes aux grandes coordonnées culturelles
du nouveau monde. Elles en sont comme le laboratoire. Les entreprises
sectaires empruntent à la science la forme de son discours,
souvent sans rien conserver de ses méthodes ou de sa rigueur. Il
semblerait que le coût de notre individualisme consiste dans la
multiplication de dispositifs et de techniques de maîtrise de soi,
à tel point que la demande adressée au psychologue puisse
fréquemment se formuler ainsi : « aidez-moi à me gérer ».
Chaque époque est ordonnée par un
discours prédominant. Que pourrait-on dire de notre «
hypermodernité » ? Elle est individualiste et élève un certain
nombre de traits culturels au rang de valeurs morales : utilitarisme
( rendement et efficacité ), matérialisme physicaliste ( l’être
humain est un animal social comme un autre, réductible à ses
déterminants biopsychosociaux), ainsi qu’un impératif de
jouissance généralisée ( il faut tirer le plus possible un
bénéfice plaisant de l’existence ). C'est le règne de l'homo
œconomicus.
Parler des sectes aujourd’hui exige
de réinscrire ce phénomène social sur le discours dominant : la
« Je-cratie », un discours où chacun se fait
maître. Contrairement à la foule réunit autour d’un leader
commun, d’un grand homme, chaque membre de la foule est désormais
appelé à être son propre leader. Mais, ce n’est pas parce
que chacun se construit comme leader de soi-même que tous ne sont
pas soumis à un seul et même impératif, celui de l' «
idéologie du marché ».
le gouvernement scientologue de soi et
des autres consiste en la pratique systématisée de la réalisation
quasi-hallucinatoire et collectivement consistante de désirs
infantiles archaïques. Le Scientologue est l’unité élémentaire
de cette organisation, auto-entrepreneur de son mental par des
techniques de production de soi qui l’invite à réaliser son plein
potentiel en donnant plein crédit à ses désirs, représentations
mentales et fantasmes, en les reconnaissant tous comme conformes à
la réalité. D’une certaine manière, ce que la Scientologie
fait à un niveau collectif, chacun est appelé à le faire à un
niveau individuel. « Devenez vous-même », tel
est l’impératif éthique diffusé à chaque étage de cette foule.
Ce système social est alors récursivement axiomatisable
mentalement par chacun, et évolue dans ses propres autoréférences
et auto-implications, dans sa propre réalité autoproduite.
Parallèlement à la grande machinerie
collective qu’est cette Église, chaque individu, chaque élément
de ce dispositif auto-productif est appelé à se produire lui-même
de façon autonome aux moyens de techniques spécifiques, et en
particulier des techniques psychothérapiques propres à la
Scientologie : la Dianétique. (que l’on peut rapprocher d’un
état de transe hypnotique légère, bien qu’Hubbard s’en
défende) Le collectif scientologue est réuni dans le discours d’un
Père tout-puissant qui n’a jamais été tué et ne meurt jamais.
Hubbard, réincarnation de Bouddha, inventeur de la Dianétique,
auto-thérapeute, reconstructeur de la réalité et libérateur de la
mort : « la Mort n'est rien pour nous ».
Le discours scientologue est articulé
autour d'une logique imparable : « Puissiez-vous ne
plus jamais être le même ! », « Libérez
cette force qui est en vous. » ( « La dianétique »,
première de couverture ). Nous sommes appelés à un abandon
confiant entre les mains des scientologues. C'est la condition
expresse pour réaliser nos rêves de maîtrise. Nous devons oser ce
que nous aurions dû être. Ron Hubbard nous expose son savoir sur
« le fonctionnement du mental de l'homme ». Il se
fonde sur des « preuves scientifiques inébranlables ».
« La dianétique est une science aussi précise que la
physique et la chimie. Ses lois ne doivent admettre aucune exception
à la règle. » Elle nous apprend que « le
principe dynamique de l'existence est la survie », que « le
but absolu de la survie est l'immortalité » et que « la
récompense d'une activité de survie est le plaisir. » Il
faut donc se débarrasser de tout ce qui n'est pas « pro-survie ».
Cette science du mental est totalement
opérationnelle. Elle permet de répondre à la question
essentielle : « quel est le but de la pensée ? »
Ron Hubbard ne nous rend pas compte des protocoles expérimentaux qui
lui permettent d'affirmer que la pensée doit être efficace ou
qu'elle ne doit pas être. « Pour qu'une calculatrice
fournisse des réponses sensées, il faut qu'elle soit autodéterminée
[…] la survie est impossible sans réponse juste. » (
« La dianétique », p. 183 ) « La dianétique
réveille les gens, elle est le contraire de l'hypnotisme, lequel les
endort. » ( « La dianétique », p. 231 ). Il
lui faut revivre son souvenir, s'écarter de l'influence de ses
proches et de sa famille, repérer la nocivité des mots reçu en
héritage au motif qu'ils aberrent le sujet, s’offrir de nouveaux
mots manipulables à merci. C'est cher, mais c'est le seul moyen de
réussir dans la vie. Ron Hubbard ne croit pas en l'homme, il le
connaît : il sait absolument et définitivement qui il est.
Comme le dit son inventeur, la
dianétique est d'une simplicité enfantine. Ça marche quand le code
est respecté car le mental analytique ( « le bon, le fort,
l'efficace, le déterminé » ) veut en finir avec le mental
réactif ( « le mauvais, le faible, le nul, le crétin »
). Le vocabulaire du créateur de la dianétique emprunte à la
langue militaire et au langage informatique. Il parle de cible,
de mission, de banque de données à faire sauter. Sa vision du
monde est celle d'un battant et d'un auteur de science-fiction qui ne
supporte pas les fantaisies psychiques. Son idéalisation des
raisonnements scientifiques et son mépris pour le mental réactif
pourraient peut-être expliquer sa haines de l'équivoque des mots.
Rien ne lui est plus intolérable que le renoncement à
l'autodétermination.
Ron Hubbard accuse les parents de ne
pas savoir se comporter intelligemment, d'accepter bêtement les
commandements de leurs engrammes ( traces mémorielles enregistrées
dans le cerveau ) et de perpétuer l'aberration humaine par une
soumission à la langue maternelle. Au nom de la performance
scientifique, il justifie tout et surtout la suppression des
singularités. Celui qui ne partage pas ses convictions ou qui sort
des rangs est dénoncé. C'est au nom d'un appel au réveil que
Ron Hubbard se donne les moyens d'endormir toute vigilance.
L'invitation à la toute-puissance, à la libération totale au
nom de la coopération à la science est un moyen d'anesthésier la
pensée et la vigilance. Pensé sur le modèle de l'ordinateur au
nom d'une même quête d'efficacité : « l'homme
est un ensemble de cellules qui cherchent à survivre et uniquement à
survivre. » ( La dianétique, p.78-79 ) Pour Ron
Hubbard, l'homme idéal est un calculateur, un détective, un fin
limier qui ne se laisse pas prendre au piège grossier de la
pensée émanent de son mental réactif : « Le
mental réactif se sert des engrammes pour penser. » ( La
dianétique, p.79 )
L'homme tout puissant et immortel
n'est-il pas une figure de Dieu ? La thérapie dianétique
ne cherche pas à relancer le désir mais bien à l'abolir. Celui qui
interdit d'interdire et de punir est dans ce cas le gourou sectaire
par excellence : celui qui choisit de faire des esclaves
heureux. Les individus doivent obéir au dogme de la Scientologie
censé leur offrir un délestage total. Toute résistance est
condamnable. Ron Hubbard a besoin de toute-puissance : en
cherchant à « autonomiser » son prochain, à le libérer
de toute « compassion imbécile », il se met
au-dessus de la loi des hommes et l’aliène le plus discrètement
possible. L'idée qu'on se fait de l'homme et de son bien induit plus
ou moins directement ses comportements : l'erreur serait de
faire valoir ses effets pour valider la thèse de départ. Le
thérapeute dianétique ne fait aucune découverte : il réduit
le sujet à l'idée qu'il s'en fait. Le projet avoué de Ron Hubbard
est de transformer les hommes libres en « esclaves
heureux », selon les propres termes du fondateur de la
Scientologie.
Tout sujet, parce qu’il est sujet du
langage, est pris dans le trauma constitutif de n’être pas tout
dans le langage, de n’y être que représenté. Tout compte fait,
il n’y a d’aliénation sectaire qu’au langage. La
secte moderne comme réponse au malaise dans la culture viserait le
recouvrement du trauma, à tout prix. Tout discours ne peut
s’affranchir du trauma qui le constitue et l’institue. Ce n’est
qu’au moyen d’une désymbolisation et d’un recouvrement du réel
par l’imaginaire que peut se penser un discours qui ne serait pas
du trauma. Le fantasme de l'éradication prochaine du trauma comme
tentative d’éradiquer, au moins imaginairement, la faille où nous
maintient le fait de parler, s’actualise dans le lien social
sectaire. En s'affranchissant définitivement du trauma, plutôt
que de faire avec, la secte entend offrir une satisfaction à ses
sujets, telle qu’ils seront libérés du manque. C’est alors tout
un arsenal thérapeutique qui se développe et l’on assiste aux
aménagements qui s’inventent pour s’affranchir de ce qui limite
la satisfaction totale du fait notre introduction à ce bain de
langage.
Ce « discours » qui ne serait pas du
trauma langagier aurait ceci de particulier qu’il ne reconnaîtrait
aucun Autre ni aucune différenciation, mais juste quelque chose «
d’autre » qui se donne pour rigoureusement du Même. Pour le dire
autrement, un collectif sectaire se réunirait autour d’un
discours qui ne serait tendanciellement que du virtuel. Le sens
ne compte pas tant que de maintenir ce « quelque chose »
d’archaïque et d’indistinct dans la langue doctrinale. La
novlangue est un usage anti-social du langage.
Le discours de la secte se détermine
justement de délivrer au Moi un objet conçu pour le compléter,
pour éloigner le sujet du désir au profit de la pure satisfaction :
le même objet pour tous, produit par un ensemble de techniques
standardisées. Cet objet sectaire, qui se décline sous forme de
consommables (spirituels, rituels, objets de culte, heures de
prédication, titres au sein du groupe etc.), comporte
structurellement la dimension atraumatique du discours qui le
produit. L’identification au fondateur en passe dans le discours
par ce consommable, par cette introjection. Non seulement
l’identification du Moi s’y réalise, mais en plus, en adaptant
l’individu à un discours atraumatique, l’identification sectaire
pourrait bien se doubler d’un renforcement sous-jacent contre le
sujet.
Hubbard, par son enseignement et par la
psychothérapie qu’il invente, ouvre les portes d’une libération
de ce parasitage inquiétant et étrange par d’« intimes Aliens
». Hubbard est le locuteur d'un discours atraumatique entrainant
une chute des limites de la réalité pour les sujets gouroutisés :
selon les témoignages du magazine de la scientologie, on retrouve un
« rien n’est impossible » faisant écho à la structure du
slogan publicitaire. La Scientologie voit son fondateur comme
un être surnaturel, réincarnation bouddhique, qui a su
technoscientifiquement échapper à la Mort. Le travail sur les
mots que les rituels scientologues proposent, pratique de mantras
visant à désubstantialiser le langage, à le priver de son
équivoque intrinsèque est au service d’une mise en échec de la
propriété langagière de tuer la chose qu’elle désigne.
Hubbard empêche donc thérapeutiquement sa propre mort d’être
Mort symbolique : s’il est mort, ce n’est que virtuellement.
Le christ jéhovique est un personnage
de récit, dont la parole est réduite au seul énoncé, un « grand
enseignant » qui promet une jouissance sans borne à la façon d’un
« coach en vie éternelle ». Le jéhovisme ayant évacué la
portée symbolique des témoignages de foi, ce qui ne peut s’inscrire
dans l’équivoque vient se jouer dans une bureaucratie réelle,
efficace et rationnelle (que les jugements anonymes et sans appel de
la Watchtower illustrent, de même que les réécritures et les
censures des textes plus anciens).
Toute fiction, tout grand récit qui
organise un collectif de sujets parlants est susceptible d’être
débarrassé pragmatiquement de sa portée symbolique et d’être
réduit à sa dimension seulement imaginaire, si ce n’est pas à sa
matérialité phonatoire. Il existe un certain usage non-langagier de
la langue qu'Arthur Mary indexe sous le terme de « fixion ».
Cette fixion d’un lien social utopique ne fait tenir
ensemble ses récitants qu’à exiger une parfaite répétition de
sa lettre, c’est-à-dire sans que ne vienne s’immiscer quelque
dérapage dû à l'équivocité propre au langage humain. Nous
définirons alors la fixion comme l’usage pragmatique et
non-dialectique du récit qui ne fournit plus le moyen aux sujets de
se dire. Autrement dit, la fixion
sectaire est le texte qui ne s’embarrasse plus d’être parlé.
Cet usage, pour anti-social qu'il soit, semble néanmoins faire
tenir ensemble des adeptes.
Le discours utopique se donne comme
guéri du trauma langagier : il ne connaît pas le temps, ni la
mort, ni aucune limitation. La fixion sectaire emprunte au
rêve son merveilleux. L’état hypnoïde de certains adeptes est
propice à cette croyance mythique qui se présente comme une
certitude qui n’engage pas le sujet. Être dans la secte, c’est
être retourné au temps du mythe où ce n’est plus alors le
langage qui tient ensemble les sujets, mais une langue singulièrement
nouvelle qui prend la communication animale ou informatique pour
idéal. Tout se passe comme si les « jeux de langage » qui s’y
déploient avaient pour effet la répression de la fonction d'auteur,
en sorte que les adeptes y perdraient leur autorité langagière de
dire et narrer certaines choses et de certaines façons.
Les transformations culturelles ne sont
pas non plus sans effet sur la fonction de narrer. L'hypermodernité
est marquée par une « fin des grands récits » modernes en tant
qu’ils faisaient état de l’histoire humaine comme d’un
cheminement vers l’émancipation. A dire vrai, force est de
constater qu’aujourd’hui, les « nouveaux mythes » renvoient
bien à une émancipation, mais seulement dans la mesure où c’est
précisément un affranchissement du mythique qui est visé.
Un récit qui échappe aux usages
sectaires et aux façons d’y raconter, assume en partie d’être
un récit malheureux qui supporte son impuissance à obtenir les
effets souhaités. Car c’est dans l’inefficacité patente du
récit à mobiliser l’autre comme le souhaiterait son auteur que
s’ouvre la marge de risque que s’adresser à cet autre implique
en lui reconnaissant sa liberté de s’affecter selon un régime qui
lui est propre. Les grands récits de la modernité remplissaient le
rôle d’organisateur du lien social : les mythes fondateurs des
sociétés permettent la cohésion du collectif et légitiment la
limitation des jouissances individuelles.
En revanche, le récit postmoderne
exige l’« objectivité vraie », lue avec un œil objectif et en
appliquant une pensée rationnelle. Le seul discours recevable dans
la postmodernité est donc celui qui aura su évacuer son sujet.
Le paradigme de cette nouvelle organisation du social pourrait bien
être l’Église de Scientologie où le groupe se réunit autour
d’un récit désubjectivisé ( il n’y a plus l’intervention
de l’arbitraire, du Tiers ) d’allure scientifique où s’énonce
un raisonnement pseudo-logique permettant que la croyance et la
contingence qu’elle inaugure fassent place à la certitude.
Autrement dit, un récit de l’histoire humaine qui voudrait que
nous soyons justement à la fin de cette histoire, par l'éradication
de la mort et la sexualité grâce à la technique.
En tant qu’objet culturel, le
récit est soumis aux transformations culturelles et les illustre.
Un aspect particulier qui pourrait caractériser notre société
serait l’utilitarisme qui y est à l’œuvre selon la
réflexion que mène Christian Salmon concernant le storytelling.
En effet, dans des domaines allant de la communication politique à
la psychothérapie et au management d’entreprise, le récit trouve
son utilité dans les effets qu’il produit chez celui qui le
reçoit. L’ironie cynique que soulève Christian Salmon réside
dans le fait que le destinataire est tout à fait au courant que
le récit est mensonger et n’a qu’une visée intéressée et
efficace. Tout se passe comme si le récit efficace de la
postmodernité tentait d’échapper à la part de trahison
qu’implique toute énonciation : la société postmoderne
diagnostiquera la distance entre l’énoncé et l’énonciation
comme relevant du pathologique et ne situera la vérité que dans le
seul énoncé objectif d’où la subjectivité aura été évacuée.
Le storytelling comme pratique
langagière nécessite la maîtrise d’un savoir-faire technique,
codifié et rationalisé et donc une maîtrise de soi et de sa
propre énonciation telle que le dispositif qui se donne pour
objectif d’induire chez l’auditeur des effets, exige d’être
d’abord un dispositif de contrainte de soi. Si le concept de
storytelling parvient à cerner un trait anthropologique de notre
modernité, c’est dans la mesure où nous avons affaire à un
dispositif de contrôle social qui assume ouvertement que la
contrainte doit s’exercer autant sur l’autre que sur soi.
Autrement dit, je ne peux espérer contraindre l’autre qu’au prix
de mon autocontrainte volontaire. Ce dispositif indique un moment
du processus social d’individualisation pour lequel raconter une
histoire à quelqu’un est aussi l’occasion de se soumettre et de
le soumettre à une pratique sociale codifiée. C’est
inscrire davantage l’individu au cœur d’une société
individualiste en exigeant de lui que la narration soit un moyen de
normalisation de ses conduites et de celles des autres.
La croyance dans la toute-puissance
de la science incite l'homme moderne à refuser ses limites et à
revendiquer l'éradication de la maladie, de la vieillesse et de la
mort. Dans son ouvrage « un Monde sans limite »,
Jean-Pierre Lebrun souligne le danger de la soumission à des
« énoncés acéphales » quand
l'homme oublie l'origine de la science. Il montre le transfert
d'autorité du père à l'expert lorsque l'homme privilégie la
cohérence du savoir. Le totalitarisme est inhérent au projet
scientifique lui-même. La prétention de la science à faire échec
à l'échec évacue la dimension de l'impossible. Le prestige accordé
aux données scientifiques peut bloquer toute pensée et toute
initiative personnelles. Dans cette perspective, le danger n'est
pas la science mais la dépendance à une certitude ou à une figure
de toute-puissance qui paralyse tout désir et fait régner la
confusion.
Jean Pierre Le brun ne fait pas le
procès de la science mais montre l'urgence à en reconnaître les
dangers quand elle est mise en place de Dieu. Il fait la distinction
entre le chercheur au service de la science, dans son laboratoire, et
ceux qui ne paient pas le prix de la recherche mais l'utilisent comme
caution de sérieux. Il établit une différence entre la science
qui fait de « l'Un sans les autres » et la religion qui
fait de « l'Un avec les autres ». Science et religion
sont dangereuses lorsqu'elles sont utilisées l'une contre l'autre ou
lorsque l'une répond à la place de l'autre.
Le lien sectaire vient en lieu et place
d'une exhortation à l'ouverture et à la tolérance. Il se fonde sur
l'annulation de la liberté et de l'altérité dans une tentative
désespérée de faire barrage à l'angoisse suscité par l'absence
ou la mort. L'ordre sectaire est l'ordre idéologique maintenu par
culpabilisation, mise en concurrence de la science et de la religion,
recours à des explications mythiques ou à des techniques visant à
obturer les questions par des significations.
Dans le lien social actuel, le sujet
tend à devenir le propre agent de son aliénation : le
corollaire en est l’exigence d’un sujet qui serait hors trauma,
non plus un sujet du manque, mais un sujet du besoin. L'illusion
dominante est la croyance d'être à soi-même sa propre origine :
le sujet ne peut pas ou ne veut pas reconnaître sa dépendance à
l'Autre du langage qui le constitue. Par un retour sur lui-même, il
croit pouvoir atteindre une vérité intérieure vierge ou pure de
toute trace verbale. La conscience de soi serait évidence : il
croit profondément à la transparence. Il s'agit d'une
propension à se prendre pour Dieu ou à sacraliser la nature. Il
suppose l'espoir fou de partager un jour les secrets réservés aux
grands initiés. La quête hédoniste ou recherche de satisfaction
immédiate organise l'existence : le but est d'obtenir
toujours plus au moindre prix.
Le lien sectaire fondé sur le
spiritualisme s'entretient par la croyance dans des discours
cohérents mais irresponsables. Cette position n'est-elle pas
encouragée par une fascination certaine pour la science ?
Intolérants à la dimension de ratage inhérente à la condition
humaine, certains demandent à la science de supprimer ou de
compenser les défaillances au fondement de l'humanité. Le sujet
las d'une existence bornée a toutes les chances de se laisser
fasciner par les magiciens qui se prennent pour des chefs spirituels.
Convaincus d'être des bienfaiteurs de l'humanité, ils n'ont pas de
mal à persuader ceux qui n'ont pas renoncé au « père-Noël ».
René Kaës souligne la réticence de
l'individu à repérer l'influence idéologique dans ses choix et sa
conception du monde. Il définit l'idéologie comme une allégeance
de l'homme à l'idée, à l'idéal et à l'idole. Pour lui, tout
concept produit de l'idole dans la mesure où il est lié à une
représentation imaginaire. A ce titre, la raison humaine et la
rationalité ne sont pas des données pures, mais dépendent d'un
principe de valorisation. Caractérisée par sa fonction d'illusion,
l'idéologie est également reconnue dans son rôle de soutien et de
guide pour l'homme : personne ne peut prétendre à
l'objectivité, chacun est invité à construire son propre point de
vue. Au service de l'idéologie, le mot n'aide pas à concevoir
mais à détourner le sujet des problèmes essentiels. Il fait partie
du décorum fascinant et paralysant. Un tel usage du mot élimine
tout espace de réflexion. Le langage codé contribue à la
catastrophe en expulsant les derniers repères culturels nécessaires
au soutien de l'énonciation. Dans toutes les sectes
« sectaires », la prétention d'un savoir psychologique
et la mise en théorie de l'humain efface le sujet. Les événements
et les hommes sont réduits à l'état d'objets prévisibles. Ils
sont saisis au travers du modèle.
Une vision binaire du monde incline à
penser en terme de valable et de non valable, de normal et de
pathologique, de liberté et d'aliénation. Dans cette perspective
déterministe, la manipulation mentale est liée à la croyance en
une sorte de possession diabolique inexorable : le destin du
groupe serait déterminé par l'identification du gourou à un démon
qui le posséderait. Logiquement, parmi ceux qui partagent cette
vision dualiste, certains proposent à l'homme moderne un généreux
contrôle qui le libérera de cette source de pollution. Si la
famille n'est pas toujours identifié au diable, la cause du mal ou
de la maladie lui est souvent imputée. La logique est toujours la
même : « si le sujet ne va pas fort, c'est qu'il a été
malmené ou maltraité. » Le groupe coercitif propose de
réparer les dégâts dus à un traumatisme originaire. La
solution est de le protéger dans un groupe à l'abri de la
méchanceté et des bourreaux.
Selon Thierry Lamote, nous ne sommes
plus face à une foule conventionnelle, telle que Freud a pu en
rendre compte en étudiant l’Église et l’armée. En prenant
l'exemple du paradigme de la scientologie, le groupe n’est plus
à proprement parlé dirigée par un meneur mais par un principe
totalement anonyme : le principe de Survie. En soumettant toutes
les procédures à ce principe par la mise en place d'une
machinerie bureaucratique et administrative lavée des traces de son
énonciation, Hubbard met sur pied une Organisation dont il fait
la théorie : sur le modèle de la chaîne de montage, «
les choses entrent dans une organisation, subissent un changement et
sortent d’une organisation », écrit Hubbard. In fine,
Hubbard n’est plus lui-même qu’un élément de cette chaîne de
production, réalisant lui-même les tâches nécessaires à son bon
fonctionnement. L’organisation peut enfin fonctionner librement,
indépendamment de son fondateur dont elle a pris son indépendance.
En faisant le parallèle entre la structure organisationnelle de la
secte d’Hubbard et la structure social toujours davantage en
réseau organisée depuis le libéralisme culturel, Lamote repère
l'institution d'un lien social où le tiers, l'autorité hétéronome,
semble avoir disparue.
La tentative de réaliser
l'autonomie de l'homme s'explique par une duperie essentielle. La
mise en évidence d'un marché de dupes rappelle les risques
inhérents à une confusion des langues quand le futur adepte n'a pas
pu formuler les raisons de son malaise. La secte « sectaire »
utopique se prépare dans les mouvements qui répondent à la demande
des consommateurs modernes et certains mouvements d’Église. Le
fantasme de complétude et le vœu de toute-puissance font la
docilité du pantin, prêt à tout pour communiquer avec les
extraterrestres ( pour prendre exemple sur la secte du Mandarom ).
Lorsque la seule préoccupation est la lutte contre le doute, un
sentiment de triomphe envahit celui qui s’abandonne entre les mains
expertes d'un divin normalisateur. Le marché de dupes proposé
par le guide est clair : si vous voulez atteindre la puissance
ou la perfection, vous devez sacrifier votre conscience d'homme qui
empoisonne votre existence et vous maintient dans un statut
insatisfaisant.
Dans la théorie freudienne, les
mécanismes de défense témoignent de l'activité psychique du sujet
et de la permanence de sa vigilance. La défense est utile et
efficace quand elle est aussi spécifique que possible, quand elle
évite un excès de douleur, quand elle s'inscrit dans une
perspective temporelle et quand elle canalise les sentiments au lieu
de les bloquer. Ces mécanismes défensifs caractérisent l'homme,
ses difficultés à être au monde et son rapport inexorable à
l'illusion. Cette présentation de la complexité de l'humain
engage les thérapeutes à une particulière prudence. La dimension
subjective est le propre de l'humanité.
Défendre les droits d'un être
autonome revient à imposer à tous la loi du plus naturel, c'est à
dire la loi d'un être le moins socialisé possible. Dans cette
perspective, la folie de l'autonomie vient remplacer la folie
sacrificielle. La défense d'un droit à une totale indépendance
implique un devoir d'isolement particulièrement contraignant. Elle
met en cause le système institutionnel actuel et interroge la
conception actuelle de santé mentale. Une certaine conception de
l'altruisme et de la liberté peut remettre en cause de nombreuses
règles touchant à la santé, au travail et à l'éducation.
Les notions de lavage de cerveau et
de programmation présentent le danger de dénier une liberté
subjective. La passion de l'autonomie et de l'émotion n'est pas
toujours bonne conseillère. Les appels à la prudence ou à la
précaution sont dès lors vains quand ils font référence à une
autonomie illusoire. Lorsqu'elle se double d'une quête de
toute-puissance et d'un désir explicite de réaliser l'utopie, la
dangerosité est alors extrême. Le sectarisme fait échec au
vivre-ensemble. Le lien sectaire suppose une pratique
individualiste. Il est le fil qui attache ensemble des êtres qui
protestent de leur autodétermination. La conviction d'appartenir
à un monde ou à un royaume sans limites semble réduire ou éliminer
toute vigilance personnelle. On peut consentir à l'esclavage au
nom de la quête du bonheur et de l'autodétermination. C'est
paradoxal, mais c'est difficile à nier.
Peut-on sérieusement envisager la
famille comme une somme d'individus autonomes ? Une société
constituée d'individus de plus en plus autonomes n'est-elle pas très
malade ? De telles communautés sont-elles viables ? Que
serait un lien social fondé sur cette croyance en la nécessité de
se débarrasser de la dette et des interdits ? Un guide aveuglé
par une aspiration à l'illusion peut-il prétendre aider un sujet à
cheminer dans l'existence ?
La frontière entre « secte »
et « société » n'est pas étanche. La démocratie
est un équilibre fragile qui n'est pas à l'abri des tentations de
solutions radicales promues par la « secte ». La
référence à la religion ou à la science peut aussi bien servir
une volonté d'aveuglement qu'un désir de responsabilité. Tous ceux
qui veulent rendre l'homme prévisible ou parfait s'en prennent
nécessairement à la subjectivité. Au lieu de lui prêter
assistance, ils abusent de la vulnérabilité du sujet. Les prophètes
marchands de bonheur exploitent sans vergogne les découvertes
des autres, les mots et les images fascinantes pour capter
l'attention des lecteurs et les séduire. La force des images
véhiculées par les mots détournés de leur usage courant bloque la
réflexion.
Le développement des « sectes »
déçoit tous ceux qui découvrent que nos valeurs républicaines ne
suffisent pas à nous protéger contre les solutions totalitaires. La
soumission à une morale d' « homme sans défaillance »
suppose une confusion entre liberté et pouvoir infini. La
déclaration d'indépendance des gourous et autres mentors est à la
mesure de leur soumission aux modèles de notre société de
consommation. Comment ne pas se méfier des mouvements qui proposent
à l'homme des recettes de bonheur ou de réussite ?
La logique sectaire est une authentique
tromperie d'un lien qui, en excluant l'altérité, engage un
processus d'altération de soi, une inhibition de la vie émotionnelle
et pulsionnelle : celui qui se découvre otage de lui-même ne
sait plus à quel saint se vouer. L'initié sectaire n'est pas
totalement sans ressources: tant que la place du sujet est préservée par le droit social et familial, l'adepte peut espérer sortir de cet
espace livré à la folie meurtrière. Mais que se passerait-il dans
le cas contraire ? Sans faire de science-fiction, on se prend à
trembler à l'idée que le monde pourrait devenir une grande bulle
utopique gouvernée par un gourou qui aurait réussi à infiltrer
toutes les institutions de la planète... .