Psychologie et trading : des traders dans le jeu du marché

psychologie trading jeu

- La place du trading dans la société informationnelle

À travers le travail, l'individu s'inscrit dans les buts culturels et s'intègre aux liens sociaux qui lui permettront d'obtenir une satisfaction substitutive. Ainsi, le travail a la propriété de lier l'individu à la réalité. Le travail est une activité sociale inscrite dans la culture et ne pouvant être déconnecté ni des buts culturels, ni de la relation avec les autres. Comme le signale Freud dans son ouvrage « Malaise dans la civilisation » : « Il ne m'est pas loisible dans une vue d'ensemble aussi succincte, de m'étendre suffisamment sur la grande valeur du travail au point de vue de l'économie de la libido. Aucune autre technique de conduite vitale n'attache plus solidement l'individu à la réalité, ou tout au moins à cette fraction de la réalité que constitue la société […] S'il est librement choisi, tout métier devient source de joies particulières, en tant qu'il permet de tirer profit, sous leurs formes sublimées, de penchants affectifs et d'énergies instinctives évoluées ou renforcées déjà par le facteur constitutionnel. » Avec le professeur Christophe Dejours, nous attribuons une valeur fondamentale au travail dans la constitution de la vie sociale.

Comme dans n'importe quelle forme d'échange, l'échange à l'intérieur des relations de travail ne s'épuise pas dans le calcul utilitaire, ni dans un simple donner et recevoir. Depuis cette perspective, les objets, les actes ou encore les mots en circulation seront pensés comme éléments signifiants, médiateurs de système d'échange, c'est à dire comme éléments qui, en circulant, conduisent des normes, des systèmes d'obligation, d'autorité et de pouvoir, de soumission, d'égalité et de différence, de violence et de pacification qui, en tant que tels, permettront de constituer la subjectivité. Comme le souligne le sociologue Norbert Alter, dans la mesure où ces relations les insèrent dans des systèmes d'échange, la coopération nécessaire pour la réalisation du travail suppose une relation de réciprocité qui pousse les acteurs à s'investir sans garantie de retour, pour amener l'autre à donner à sont tour. Le lien social « oblige » celui qui le reçoit, et fonctionne ainsi comme un espace transportant des normes sociales à incorporer.

Le travail scientifiquement organisé, développé par Taylor et Ford à l'époque du capitalisme industriel, requiert pour sa mise en marche des scénarios spatiaux structurés et ordonnés. En effet, la chaîne de montage devait se situer à l'intérieur d'un certain espace clos qui permettait non seulement l'emplacement élémentaire des corps des ouvriers face à la machine industrielle complexe et l'articulation de l'espace individuel avec les processus productifs, mais aussi le contrôle et la supervision des chargés du processus productif.

En termes généraux, l'organisation scientifique du travail d'usine, destinée à augmenter la productivité et l'intensité du travail dans l'industrie, est basée sur le calcul, la planification rationnelle, le contrôle du hasard, de l'erreur et de l'incertitude, de la même façon qu'il a privilégié l'ordre, la routine, la stabilité dans les processus, la définition claire et la mise en séquence des tâches et, finalement, la hiérarchisation des fonctions avec des autorités clairement définies. Anthony Giddens, professeur de sociologie à l'université de Cambridge, souligne l'idée d'un sujet qui, soumis à une routine et à une stabilité dans le travail, a pu adopter des habitudes qui lui ont permis de développer une auto-compréhension et de sécuriser le sens de sa vie.

Or, contrairement à son prédécesseur ( le capitalisme industriel ), le capitalisme d'aujourd'hui ( ou capitalisme financier ) est formé autour d'un réseau mondial de flux financiers, c'est à dire des marchés financiers interconnectés pouvant fonctionner de manière unifiée, grâce au développement des communication en réseau et à la libéralisation des réglementations économiques. De grandes quantités de devises, d'actions et de dettes, sont négociées au-delà des frontières nationales de façon presque instantanée. Le capital se crée, s'investit et s'accumule dans la sphère même de sa circulation, en tant que capital financier.

À l’intérieur de ces nouvelles complexités, le sociologue allemand Ulrich Beck constate que la vie est de plus en plus organisée et dépendante du fonctionnement de systèmes techniques et professionnels complexes qui, même s'ils semblent fonctionner de manière automatisée, présentent des erreurs fréquentes qui causent de graves dommages systémiques et souvent irréversibles. A tel point que pour Dejours, la crise politique à laquelle les société contemporaines font face est le résultat des transformations récentes dans l'organisation du travail.

Un nouveau modèle productif émerge dans une économie tertiarisée et flexible. L'organisation flexible de l'entreprise s'est attachée, par conséquent, à enlever les rigidités ou les cloisonnements techniques et organisationnels du système de production. Comme le remarque Thomas Périlleux, face à des scénarios marchands incertains, l'entreprise a pu, grâce aux nouvelles technologies, supprimer les rigidités techniques de son système de production pour modifier rapidement sa gamme de produit.

En organisant le travail par projets, l'idéologie gestionnaire proclame le développement de la créativité, le travail en équipe nourri de relations horizontales et démocratiques, la possibilité d'un travail en réseau qui multiplie les rencontres et les conversations avec une multitude d'intervenants. En contrepartie, elle exige des salariés une souplesse et une capacité d'adaptation continuelle. Le nouveau modèle n'a aucun compromis social et le salarié est celui qui, en tant qu'unique responsable, est chargé de veiller à son employabilité, en assurant la polyvalence et ses réseaux de contacts. Cela oblige des travailleurs avec un degré supérieur de liberté, capables d'être ouverts au changement et de s'adapter aux contextes changeants ; des travailleurs « analystes-symboliques » ( pour reprendre le terme forgé par l'économiste Manuel Castells ) dont la valeur ne réside pas dans la dépense de leur force-humaine de travail, mais plutôt dans leur force-invention ou force cognitive, comme le distingue fort justement l'essayiste Yann Moulier Boutang.

Puisque les temps des équipes sont flexibles et orientées vers des tâches spécifiques et à court terme, la logique de contention et de l'attente perd son sens. On sort du champ du sacrifice pour entrer dans celui du jeu et de la conversation. Au milieu des symboles égalitaires, dans l'équipe de travail la figure de l'autorité traditionnelle tend à disparaître, remarque l’historien américain Richard Senett. Le manager apparaît plus comme un coordinateur, un facilitateur de solutions dans le groupe, et un médiateur entre l'équipe et le client. La figure du manager se substitue à celle du chef. Par contre, c'est la pression des collègues qui doit faire le travail du chef.

La mondialisation se comprend, en terme général, comme le phénomène résultant de la capacité de certaines activités de fonctionner comme une unité en temps réel et à l'échelle planétaire. La vitesse des échanges accélère les processus de changement, de sorte que les temps historiques semblent se condenser en un temps instantané. Ainsi, l'accroissement de l'interdépendance mondiale tend à générer la représentation d'un monde intégré, par le biais des médias et des technologies de l'information et de la communication qui ressuscitent le fantasme du village global annoncé par Marshall McLuhan dans les années 70.

La mobilité et la possibilité de circulation des capitaux dans les marchés ne dépendent pas uniquement du développement des nouvelles technologies de l'information, de la communication et du transport, mais aussi de la création de conditions permettant d'unifier les critères entre les États nationaux pour l'investissement des capitaux et la libre circulation des marchandises. C'est ainsi que la prolifération des traités de libre-échange, ajouté à l'ingérence d'organismes transnationaux pouvant affecter la souveraineté des pays, permettent de générer le scénario d'une planète économiquement interconnecté en temps réel.

Du point de vue technologique, on parle aujourd'hui d'une révolution technologique de l'information et de la communication qui a commencé à prendre forme depuis la fin des années 70 et qui a entraîné non seulement l'émergence d'un nouveau système de technologie numérique, mais plus fondamentalement l'émergence d'un nouveau paradigme socio-technique : ce que Castells nomme le paradigme informationnel, auquel nous sommes maintenant complètement soumis. Du fait de l'intervention de la technologie qui a permis l'interconnexion en réseau des marchés financiers, le même système capitaliste a fini par intégrer la logique informationnelle dans son fonctionnement. De là, pour Castells, le nouveau capitalisme est informationnel. Dans ce sens, nous sommes passés d'une société industrielle à une société informationnelle, où ce qui compte le plus n'est plus la production d'objets, mais le langage et l'information.

Résigné à faire confiance et dépendant de ces systèmes, en plus de devoir vivre avec les risques inhérents à cette nouvelle complexité socio-technique, le citoyen ordinaire a de plus en plus de mal à comprendre et perd le pouvoir de décision par rapport aux experts qui semblent être en mesure de contrôler ces systèmes. Le problème est radicalisé lorsque ces risques échappent de plus en plus aux institutions de contrôle et de protection publique. Le sujet moderne, dés ses origines, n'a cessé de perdre ses référents, qu'ils soient ceux de la religion, de la raison, des idéaux politiques et citoyens, ou même ceux de la science, de sorte qu'il a dû faire face et référer à soi-même les vents contraires de son existence.

Avec les médias et les systèmes d'information en réseaux, le marché favorise l'intensification de la circulation et de la rotation symbolique qui détermine un manque de stabilité dans les codes et les référents culturels. De cette façon, le lien traditionnel entre la culture et le territoire se brise. Déterritorialisées, les expressions culturelles s'abstraient de la géographie et restent sous la médiation prédominante des réseaux et des médias ou moyens électroniques de communication, qui entrent en interaction avec les sujets imprégnés de la logique audiovisuelle ou de l'hypertexte numérisé. Désormais, des processus rationalisés et des processus médiateurs redéfinissent un type de sociabilité qui cesse d'être spontanée.

De plus, la vitesse de changement des codes et des référents symboliques, dans un temps qui est devenu de plus en plus instantané, a rendu l'exercice narratif plus compliqué. Les coordonnées modernes de l'espace-temps semblent être en train de changer, ce qui entrave le développement des récits et des interprétations, de sorte que le monde semble être devenu incohérent et illisible. Des sujets qui ont seulement une relation avec l'immédiateté, qui se laissent transporter par le flux de sensations, d'images, de transactions virtuelles, dans un constant va-et-vient dans les réseaux d'information électronique. Des sujets qui ne supportent pas les équivoques de la parole, qui parlent plutôt un langage de signes, numérique et transparent.

Olivier Godechot, docteur en sociologie, rappelle que les échanges financiers ont commencé à se multiplier dans les « salles de change » crées à la fin des année soixante. Dans ce nouvel environnement de travail, les « traders » transmettent leurs ordres d'achat et de vente au marché central par voie électronique, et ces ordres, qui traditionnellement faisaient l'objet d'une négociation « à la criée » sur le parquet de la Bourse, sont de nos jours distribués et exécutés contre la meilleure « contrepartie » par un algorithme, souligne Fabian Muniesa, professeur à l'école des Mines. Le seul échange n'épuise pas la définition économique du marché. Max Weber précise que pour parler de marché, l'échange entre un offreur et un demandeur ne suffit pas. Il est nécessaire que les relations d'échange aient lieu sur la base d'un jeu concurrentiel d'interactions entre les demandeurs.

Ce système de négociation électronique qui a remplacé l'institution de « la criée », permet donc de transmettre à distance et de manière presque instantanée les ordres d'achat-vente des actifs financiers divers, ainsi que de centraliser toutes les informations du marché, maintenant disponibles sur les écrans de chaque opérateur du marché. Pour Knorr Cetina et Bruegger, l'écran est une plateforme qui permet de concentrer les informations financières importantes. Après l'introduction de « l'écran », les prix soudainement sont devenus accessibles globalement pour n'importe quelle personne qui serait connectée.

L'objectif essentiel des marchés financiers n'est pas la production de biens matériels ni leur distribution aux consommateurs, mais bien l'échange d’actifs financiers non destinés à la consommation. Quand un « trader » négocie, c'est à dire achète ou vend des actifs financiers, il ne se trouve motivé par aucun intérêt productif. Les biens qu'il négocie sont des actions, des obligations, des bons, des devises, des dérivés, c’est à dire des titres représentant des droits de propriétés qui circulent, plutôt que d'être orientés vers le consommateur final, souligne Knorr Cetina et Preda. Dans un deuxième temps, les marchés s'autonomisent et répondent à des besoins internes à leur propres dynamique. Seul un petit pourcentage de l'échange quotidien dans ce marché ( Foreign Exchange Market ) reflète les demandes réelles des entreprises qui font des affaires internationalement.

L'informatisation a aussi permis d'automatiser le processus de négociation depuis le calcul prédictif et la passation d'ordres jusqu'à la gestion et au contrôle des opérations réalisées. Cela a accru la vitesse dans le traitement de l'information, dans l'effectuation des calculs, dans les modes d'exécution des transactions et dans la possibilité de localisation des sources de profit, indique Godechot. L'introduction de NTIC a également permis une simplification relative de l'interface humaine avec la suppression des intermédiaires, en augmentant les possibilités de faire du profit par transaction unitaire.

La maîtrise de la cotation électronique est devenue un atout face à la concurrence d'autres places financières et a progressivement permis l'unification et l'interdépendance des places boursières. Avec l'informatisation, il n'y avait plus de rupture entre le lieu d’accueil du client et le lieu de l'exécution de son ordre, mais la possibilité, au contraire, de supprimer un grand nombre de métiers de cette ancienne chaîne marchande. De nouveaux postes ont surgi à côté de celui du « trader » : l'ingénieur de recherche et développement, expert en informatique et capable d'optimiser le profit moyennant le développement d'outils de calcul sophistiqués. L'informatisation a accéléré le rythme et la vitesse des négociations, de plus en plus instantanées et impersonnelles. Pour opérer à travers des réseaux informatiques, ces travailleurs se trouvent soumis à des interactions intenses et fréquentes, de manière que le type de travail qu'ils développent est devenu extrêmement dynamique et changeant.

Pour l'économiste André Orléan, les marchés financiers apparaissent comme la pure et simple volonté de contournement des contraintes que les délais de la production font peser sur le processus de valorisation des capitaux. Le recours à la « liquidité » financière est une transgression de l'économie productive. Tandis que la valorisation du capital productif est un processus à long terme qui requiert une immobilisation transitoire, la « liquidité » financière, mobilisable en permanence, produit une incessante réévaluation permettant de transformer le capital fixe à tout moment. En tant qu'opérateurs dont les actions déterminent des processus qui peuvent seulement se matérialiser d'une manière décentralisée et dynamique ( c’est à dire dans un réseau ), les traders pourraient, selon Castells, être considérés comme des nœuds en constituant des réseaux électroniques financiers.

De nouveaux critères d’efficience, compétitivité et flexibilité, réorganisent le travail ; et une nouvelle « idéologie gestionnaire » change les règles du jeu en apportant aux travailleurs de nouveaux bénéfices ainsi que de nouveaux malaises. De nouvelles formes de « malaise dans la culture », pour reprendre le syntagme forgé par Freud, semblent avoir émergé comme le produit de ces changements, et s'imposent aujourd'hui comme les nouveaux défis devant être abordé par le savoir des experts. Les transformations de la subjectivité et ses nouvelles formes de malaise, doivent être reconsidérées à la mesure des transformations structurelles ( politiques, économiques, technologiques ) atteignant le monde contemporain. Si les traders s'avèrent au centre de cette profonde reconversion des pratiques du travail, une étude portant sur eux peut nous éclairer sur les formes de recomposition des liens sociaux et des subjectivités au sein des nouvelles formes d'organisation du travail qui relèvent des changements économiques. C'est ce travail qu'a mené la chercheuse Ximena Zabala Corradi dans le cadre d'une remarquable recherche doctorale en anthropologie, menée à l'université Paris Diderot. Elle a pu entrer dans une salle de marché chilienne, observer l'organisation des activités et recueillir le témoignage des traders y travaillant.

L'imagerie populaire leur aurait attribué une double représentation à travers le rôle du « golden boy » ingénieux et à succès, et le rôle du grand spéculateur, profiteur et immoral. Dans cette position ambiguë, il apparaît comme un agent sans loi et en même temps soumis à la loi invisible des dirigeants et du marché implacable. Réservoir des contradictions intrinsèques au capitalisme financier, les traders semblent configurer un groupe spécialement conditionné par les changements économiques de ces dernières années. Les valeurs et les symboles que ces individus représentent et incarnent ne sont pas indifférents. Ils peuvent avoir une incidence symbolique importante sur l'ensemble de la société, précisément par la prééminence sociale que l'économie a gagnée dans le monde contemporain.

L'espace de relation et de travail des « traders » dans les « salles de marché » des banques traduit les récents changements dans l'Autre économique et financier. Le type de subjectivité associé à ce travail de trading ne semble pas correspondre à celui lié au travail industriel scientifiquement organisé. Un type de travail comme marqué par la nouveauté, le manque de structure et l'absence de routine. Dans ce sens, l'expérience du temps qu'un trader peut avoir par rapport à son travail, plus que celle d'un mouvement continu, est celle de la segmentation entre instants marqués par le passage incessant et récurent d'une activité vers une autre.

Exprimer ses émotions, dans cet espace que constitue la salle de marché, est licite. En effet, quand les acteurs expriment leurs émotions, ils n'utilisent ni euphémismes ni de détours. Ils ne considèrent pas non plus les normes de respect et de politesse qui gèrent habituellement la communication dans les espaces de travail. Les normes de sociabilité dans cet espace de travail sont permissives par rapport à l'expression d'affects tels que l'agressivité, et à l'expression de contenus sexuels qui dans d'autres espaces sociaux seraient normalement réprimés. Une injonction normative qui impose de se maintenir en bons termes avec le plus grand nombre de personnes sans y être attaché de trop près. L'une des fonctions est d'instaurer la proximité relationnelle et la fluidité sociale nécessaires au fonctionnement du marché. Les excès ne sont pas des incidents isolés mais correspondent à un style de comportement qui est une part de l'éthique professionnelle du trader.

La chercheuse remarque l'utilisation fréquente de surnoms, une manière de s'adresser par le cri ou le hurlement, et l'utilisation systématique du tutoiement quels que soient la fonction ou le statut de la personne. Un format de lien qui tend à la familiarité et qui pourrait n'être que l'effet d'une organisation du travail plus horizontale que verticale. Le style de proximité relationnelle remplit certaines fonctions importantes au travail. L'une d'entre elles est de permettre une fluidité relationnelle où toute marque de distance interpersonnelle pourrait devenir contre-productive. En effet, la relation directe a pour fonction de provoquer les interactions et d'augmenter ainsi la probabilité ou la possibilité des participants de trouver des partenaires de trading plus facilement et plus rapidement. Les relations dans la « corbeille » doivent être suffisamment fluides pour que les transactions puissent être accordées avec le moindre obstacle possible.

Construction d'un espace du marché comme un lieu qui est au-delà de la société et de ses conventions. C'est seulement dans ce monde isolé du monde social que peut se déchaîner la concurrence acharnée du marché. Dans ce sens, pour Caitlin Zaloom, anthropologue et enseignante à l'université de New-York, le marché offre un espace pour les actions désinhibées, capable de faire émerger chez chaque trader les instincts les plus bas. Jean-Pierre Hassoun parle d'une « sociabilité de proximité », caractérisée par la permission que ces sujets ont d'exprimer leurs émotions, en particulier l'agressivité.


- Le pari du sujet opérant dans les marchés électroniques

L'intérêt d'une étude sur les traders, agents des institutions financières qui travaillent dans les salles de marché des banques et opèrent dans les marchés financiers, réside dans leur rôle de protagoniste à l'intérieur de la profonde réorganisation des pratiques de travail du secteur financier, dans la mesure où les traders constituent un groupe soumis aux contradictions et changements propres à la « nouvelle économie » : les traders apparaissent comme le moteur et le symbole même de la nouvelle transformation économique, tandis qu'ils ne sont que les exécuteurs de politiques décidées par d'autres.

Les sujets « traders » échangent de manière électronique avec de nombreuses « contreparties » ( les traders d'autres institutions financières ), mais se trouvent aussi insérés dans une relation d'échange avec l'institution pour laquelle ils travaillent. Les traders ont pour fonction de décider et d'effectuer des transactions sur le marché des capitaux. Le mot « trader » vient de l'anglais « trade » qui veut dire « échange, commerce ». Un « trader » est donc un individu qui négocie des titres, au service d'une grande banque ou d'une société de Bourse. Son travail consiste à acheter et à vendre des produits financiers ( titres, devises, obligations, action ), en vue de les revendre et les racheter au meilleur prix.

Ce sont des sujets pleinement immergés dans le paradigme informationnel et modifiés par lui. Ils pourraient être caractérisés de la même façon que les réseaux qu'eux-mêmes constituent, c'est dire, comme des sujets ouverts, flexibles et innovateurs, qui ne suivent pas de trajet linéaire mais réagissent de manière immédiate aux imprévisibles cours financiers : sujets donc amplement adaptables et dynamiques qui, tels les réseaux financiers, parlent un langage de signes numériques transparents. De prime abord, il n'est pas facile de concevoir que la richesse ne s'obtient pas dans la thésaurisation des titres, mais dans la sphère de son incessante négociation, sur fond de promesse et de confiance mutuelle entre les opérateurs. Il faut prendre la décision de vendre ou d'acheter toute la journée selon les fluctuations du marché. L'information qu'il reçoive est une information à court terme, ils sont dans la conjoncture de l'immédiat, de gagner de l'argent de façon rapide.

En gérant les ressources de la banque et non celles de tiers, les « traders » comptent sur des marges de liberté plus importantes pour gérer le temps et les risques au moment de prendre des décisions d'acheter ou de vendre. Mais, en même temps, ils se trouvent davantage sous la pression de devoir obtenir des gains à court terme, ce qui détermine la fréquence plus importante et la plus grande rapidité des négociations qu'ils réalisent. Contraints à agir instantanément, les traders interviewés par Ximena Zabala Corradi ne semblent pas avoir de compétences réflexives. L'usage de la planification du travail et le travail selon la logique de projets à long terme ou la gestion et le contrôle rationnel du temps, semblent être complètement absents, privilégiant plutôt les actions instantanées à court-terme.

Les traders sont les pièces fondamentales du marché, au sens où les prix sont le reflet de leurs décisions d'acheter ou de vendre. Les traders sont les seuls capable de « faire le marché », leurs opinions et leurs croyances sont les seules qui comptent, même si ces croyances peuvent paraître insensées et sans fondement pour les économistes qui considèrent que le marché financier fonctionne en suivant les données objectives de l'économie réelle ou du monde productif. Si l'on considère le prix d'un titre à un moment donné, on peut dire que le prix reflète l'accord de la transaction entre deux traders.

Quelles motivations inconscientes soutiendraient et pousseraient ces sujets à faire ce genre de travail ? Qu'est-ce que ces sujets élaborent inconsciemment dans ce travail particulier et quel mode spécifique ce processus d'élaboration de la pulsion prend-il ? Il faut aussi tenir compte de la parole des sujets concernés par la transformation étudiée. La parole des protagonistes ( les traders ) est la seule façon de rendre manifeste ce qui a été rejeté et reste invisible aux savoirs experts, justement par sa nature insupportable. Nous considérons que la subjectivité possède une temporalité qui ne coïncide pas nécessairement avec le cours de la mondialisation et qui se manifeste à l'intersection de différents tempo, discours, technologies et matérialités.

Nous trouvons une communauté de personnes hautement anxieuses et actives, en train de réaliser diverses tâches à la fois dans leurs bureaux respectifs. Elles se trouve dans un état continu d'attention et d'hypervigilance face à n'importe quel stimulus environnant, que sa source soit électronique, interpersonnelle ou imprimée. Si l'on suit l'activité d'un même trader, le niveau de vigilance avec lequel il opère nous surprend. En effet, chaque écran configure une source d'information, dont le contenu est différent des autres écrans. Ces écrans lui permettent d'observer le cours du marché : en résumé, en essayant d'être attentif aux stimuli divers qui ne cessent d'apparaître à travers les systèmes électroniques, ils intègrent sans difficultés les interférences qui se présentent et tentent d'y répondre de façon opportune.

Il est intéressant de constater que les traders valorisent comme un aspect positif de leur métier le fait de travailler sous un état de vigilance et d'hyperactivité. Pour la plupart des interviewés, le mouvement constant et la rapidité dans laquelle ils évoluent suscitent un enthousiasme intense et une adhésion. On retrouve de façon récurrente dans leur discours les expressions : « adrénaline » et « la criée ». Dans une même journée de travail, les traders peuvent passer d'une émotion à une autre, des éclats de rires aux jurons et à l'abattement. Les interviewés parlent de la sensation de vertige : « Chaque fois que tu prends une position qui implique beaucoup d'argent, tu ne peux éviter le vertige ». L'absence de volatilité et donc la stabilité du marché augmente ce qu'ils appellent le stress. L'adrénaline, l'anxiété, la frénésie et l'énorme enthousiasme dont ces sujets font part dans cette activité particulière, nous parlent d'un mode peu habituel d'implication subjective dans le travail. La chercheuse rapporte le cas d'Alvaro, un trader se trouvant inlassablement occupé par son travail au point de ne pas percevoir les pertes dans d'autres domaines de l'existence.

En effet, pour nos sujets, ni la routine, ni l'ordre, ni la structure, ni la stabilité dans le travail ne sont valorisés. Au contraire, ils signalent que les caractéristiques qui les attirent le plus dans ce travail sont le manque de structure, le caractère non répétitif qui oscille en accord avec les conditions changeantes du marché. Loin d'aimer les certitudes et la stabilité, les interviewés sont fortement attirés par le risque, le pari et le fait d'affronter les changements et l'incertitude. Ils signalent que plus que le calme qu'un travail routinier et stable pourrait leur apporter, ils apprécient d'être attentifs, rapides, de savoir réagir à la seconde près, dans le cadre d'un travail que plus d'une fois ils qualifient de travail nécessitant de l' « adrénaline ».

Par ailleurs, au lieu d'être assujettis à une logique de l'ajournement de gratification et de l'effort, les interviewés indiquent qu'ils s'amusent et qu'ils reçoivent des gratifications sans attendre, pendant le travail. A ce propos, les métaphores ludiques apparaissent fréquemment : « C'est comme être au casino », « C'est comme être dans la cours de récré avec les camarades de classe ». Finalement, il est remarquable que nos interviewés signalent à maintes occasions que ce qui leur plaît dans ce travail, c'est de ne pas avoir de chef qui détermine leurs tâches, ni les supervise. En effet, les traders interviewés valorisent leur haut degré d'autonomie et de liberté pour prendre et exécuter leurs décisions sur le marché.

Comme ils le précisent eux-mêmes, « le marché, c'est les autres », la communauté des traders, contre lesquels chaque sujet entre en compétition dans un « jeu à somme nulle », en essayant d'arracher les gains aux autres et d'éviter d'être dépouillé par les autres. On retrouve là une « métonymie du gagner » : gagner n'est pas que gagner contre l'autre, contre les autres qui sont les adversaires sur le marché, mais aussi leur enlever les gains pour les faire siens. Ils agissent sous l'imaginaire supposé qu'ils pourraient toujours recommencer à zéro : n'importe quelle perte d'argent sur le marché allait pouvoir être rapidement recouverte par lui.

Entre opérateurs, la liaison s'effectue par via le chat, c'est à dire par communication électronique par écrans interposés. Propos de traders interviewés au sujet de leurs pairs : « Ils mentent toujours, c'est comme au poker, ils bluffent, ils mentent et omettent quelque peu l'information, et après ils trouvent des subterfuges parce qu'ils doivent se justifier ». « Que tu gagnes ou perdes dépend de toi, de tes décisions, de tes capacités de sentir le marché », « Travailler ici est comme être à la récréation avec les camarades d'école, c'est drôle, il y a un esprit de camaraderie, personne n'est en train de te donner des ordres ». Le jeu consiste à ne pas se fâcher réellement : « Ici, tu peux nous voir nous crier dessus, en arriver presque aux coups, mais ensuite nous allons tous manger ensemble ».

En observant un des traders dans la salle de marché, elle voit que de temps en temps, il est ému comme s'il était en train de jouer à un jeu virtuel « on-line ». Il note des numéros, il regarde l'écran, il lance des expressions de surprise et l'action recommence. Les interviewés, en faisant référence aux réactions émotionnelles pendant leur travail, comparent métaphoriquement, plus d'une fois, leur travail à une pratique sportive : « ce travail est comme un sport, tu dois avoir la forme physique, comme si tu étais dans une course de 100 mètres plat ». Comme dans le sport, les traders font référence au fait de se situer dans une lutte ou une compétition avec d'autres : il y a une lutte ou un combat pour les gains qui définit un type de conflit impliquant la formation de groupes « nous-eux ». Il y a dans le sport une recherche de sensations fortes et de plaisir dans le déploiement réglé de l'agressivité contre autrui. Dans leur livre « Sport et civilisation : la violence maîtrisée », les sociologues Norbert Elias et Éric Dunning montre que c'est un plaisir anticipé dont la condition, pour être plaisant, est qu'il puisse se perdre, raison pour laquelle il génère une tension émotionnelle croissante ou état d'excitation préalable à la résolution du combat.

Pour le critique littéraire Roger Caillois, deux dimensions permettent de définir le type de jeu :« agon » et « aléa », qui traduisent des attitudes opposées, dans le sens où « agon » est une revendication de la responsabilité personnelle ( comme dans le sport, considéré par l'auteur comme comme jeu ), tandis qu' « aléa » repose sur une diminution de la volonté, un abandon au destin, les deux dimensions pouvant alors être combinées dans certains jeux comme les dominos et la plupart des jeux de cartes. Dans l'activité de trading, nous pouvons observer la même configuration décrite par Caillois en 1958 : les traders, comme s'ils étaient des joueurs d'un jeu de hasard, prennent certaines postures ou positions et, ensuite, pendant qu'ils observent avec anxiété et très concentrés les cours des prix, ils doivent passivement attendre que les mouvements du marché définissent si les positions qu'ils ont prises préalablement ont été ou non bonnes. Autrement dit, ils ne font qu'attendre et recevoir la sentence du destin, incarné par le marché, qui les conduit au malheur de perdre ou, au contraire, les bénit avec triomphe.

D'ailleurs, ils décrivent métaphoriquement, à plusieurs moments, leur travail comme un jeu de hasard : « Tu dois aimer le pari... c'est comme être au casino », « c'est une roulette », « c'est comme un jeu de poker ». Dans un article publié en 1929 dans la revue des « annales médico-psychologiques », Dupouy et Chatagnon ont fait le lien entre la passion pour le jeu et l'addiction, en particulier à la morphine, de par la similitude entre le choc émotif provoqué par le « coup de morphine » et l'expérience adrénalinique que procure la réussite ou le « coup de bourse ». Le joueur pathologique serait de cette manière un drogué sans drogue. Comme dans le jeu de hasard, une composante fondamentale de l'activité de trading est l'excitation-tension liée au risque que chaque trader court, une fois qu'il a pris une position sur le marché. Le dit état d'excitation est loin d'être déplaisant pour les sujets quelle a interviewés. En effet, cet état d'excitation qui implique de risquer sa position sur le marché est valorisé positivement.

Pour autant, cette lecture qui lie les joueurs et les spéculateurs financiers pourrait se complexifier. En effet, ils pourraient ne pas être seulement perçu comme des ludopathes. Selon le psychiatre Marc Valleur, le joueur pathologique, même s'il ne joue pas systématiquement pour gagner, ne joue pas non plus systématiquement pour perdre, mais plutôt pour expérimenter les instants vertigineux où tout est possible, le gain absolu comme la perte la plus évidente. Le jeu permet au sujet d'interroger sa propre valeur. L'instant du pari constitue l'instance où le joueur met à l'épreuve la valeur de sa vie face au destin.

Qu'arrive t-il à ces sujets quand le temps d'absence de l'objet se prolonge, ce qui arrive parfois lorsque le marché cesse de fluctuer et que les prix se stabilisent ? Dans ces conditions, ils ne peuvent ouvrir aucun « pari » et doivent attendre. Ce sont les moments qu'Alvaro définit comme apportant « beaucoup de stress » ou qu'un autre trader décrit comme d'un « ennui désespérant ». Il ne se passe rien, il n'y a pas d'activité, ils n'ont donc à s'occuper de rien. Loin des turbulences du marché, l'attente devient insupportable. Ce sont précisément les moments où ils se goinfrent ( gourmandises, biscuits, chocolats ou hot-dogs ) et fument avec excès. Face à la perte de jouissance, l'expérience devient si insupportable que ces sujets doivent résoudre cette perte de manière immédiate en se repliant sur un objet, en particulier en se saturant d'objets oraux. Le repli narcissique immédiat sur un objet a la structure d'un passage à l'acte, au sens où la moindre expérience de division subjective est vécue par le sujet comme une insupportable menace qu'il faut rejeter grâce à l'utilisation de l'objet.


- Les traders agissent comme une masse

La portée des marchés financier est si grande qu'une chute des valeurs boursières peut avoir des effets considérables sur l'ensemble de l'économie mondiale, largement perméable aux réactions en chaîne les plus catastrophiques. Le 21 janvier 2008, de nombreuses bourses s'effondrent. Presque en même temps que la « crise des subprimes » surgit un nouveau scandale, cette fois à la société générale. Tout à coup, le visage de Jérôme Kerviel inonde les journaux français qui informent sur la plus grande fraude boursière de l'histoire. La société Générale perd 4,900 millions d'euros. Des questions se posent alors aux économistes, sociologues et psychologues. Que se passe t-il dans ce monde financier ?

Par le travail de l'Idéal auquel les individus adhèrent, ces derniers peuvent supporter les pénuries actuelles et le sacrifice de chacun, puisque l'Idéal leur permet de déplacer la satisfaction vers un futur qui doit s'accomplir. A travers les idéaux présents dans le travail, les individus peuvent réaliser des efforts sans obtenir un plaisir immédiat et supporter les frustrations, puisqu'ils espèrent obtenir une autre rétribution, en différé. Nous constatons que ces sujets traders privilégient la voie idéalisante comme mode principal de travail avec la pulsion : à travers un Idéal du Moi partagé ( « faire le maximum de gains » ), ces sujets s'identifient mutuellement se lient entre eux. Mais le trading se trouve dans l'impossibilité à être un régulateur pulsionnel. En effet ce travail  n'apaise pas seulement le sujet en lui accordant un genre de satisfaction en accord avec le principe de plaisir. Le bénéfice libidinal peut aussi se placer du côté de l'excès, là où le sujet éprouve de la jouissance dans l'avidité.

Une série de phénomènes tels que le raisonnement stratégique-autoréférentiel dans la prise de décision sur le marché, les phénomènes de contagion et les pratiques qui tendent à l'homogénéisation ( par exemple, la ségrégation féminine et le primat d'une « sociabilité de proximité » ) nous montrent que ces sujets traders se comportent comme une masse selon les postulats établis par Freud dans son ouvrage « Psychologie des masses et analyse du Moi ». Nous pensons en effet qu'il y a un reste qui se détache du même travail symbolique-idéalisant, un reste qui, en tant qu'excès, fait échouer l'action du maître-mot sur la masse. A ce niveau se produit donc le malaise, le chemin failli de l'amour qui conduit vers la pulsion de mort, ou, ce qui est la même chose, l'introduction du malaise au sein de tout lien et de tout ordre social. Ce qui introduit le malaise dans la masse : le problème d'un « en plus » de satisfaction, excès qui nous situe dans un « au-delà du principe de plaisir ». L'excès qui ne peut être régulé par l'instance symbolique-idéalisante nous amène à observer ce qui échappe à la logique de l'Un et qui se disperse dans les diverses voies trouvées par chaque sujet pour récupérer une certaine jouissance.

Comme groupe de travail, «les « traders », les « sales », les analystes et les ingénieurs forment ce qu'en termes d'organisation on appelle « Front office ». Le « Front office » est littéralement l'interface que la banque a avec le marché, puisque c'est l'espace où se prennent les décisions des affaires que la banque entreprend avec le marché. Les ordres et les « prises de positions » se réalisent dans le « Front office », lequel se trouve alors en première ligne, étant pour cela considéré comme l'un des espaces de travail de plus grand prestige, à l’intérieur des institutions bancaires.

A vrai dire, les symboles égalitaires semblent primer dans cet espace de travail, où les employés ( les traders ) semblent travailler avec une ample marge d'autonomie, presque sans direction ni supervision. Tout se passe comme si la figure de l'autorité traditionnelle et l'antagonisme entre chefs et employés avaient disparu. S'il prime un climat de travail et un style convivial et horizontal, le caractère masculin marqué n'en est pas moins surprenant.

La participation féminine se trouve en majorité dans les rôles de « sales » ou directement aux « Middle » et « Back office ». Cette tournure masculine dans le genre des traders, a aussi été trouvée par Barbara Czarniawaska dans un travail ethnographique réalisé en 2003. Aussi, cet auteur trouve une différenciation par genre entre « traders » et « sales ». À ce sujet, les différents discours des traders interviewés sont intéressants par rapport au genre que cet auteur trouve associé à la division du travail entre traders et « sales ». Le type de sociabilité que les traders établissent entre eux nous évoque une tendance à la masculinisation. Cette tendance devient évidente dans le style relationnel caractérisé par une forte proximité physique, sonore, et dans le mode direct de s'adresser aux autres : « c'est comme être au vestiaire d'une équipe de football ».

Chacun des traders doit découvrir les opinions des autres. De ce point de vue, on considère que le prix des cours boursiers est le reflet de ce que les traders pensent au sujet de la valeur future d'un titre. Des auteurs proposent que le genre de rationalité stratégique qui prévaut serait précisément spécifique du fonctionnement des marchés financiers, c'est à dire une rationalité autoréférentielle. J.M. Keynes a écrit au sujet du concours de beauté : « Chaque concurrent doit donc choisir non la photographie qu'il juge lui-même la plus jolie, mais celle qu'il estime la plus propre à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle » ( « La théorie générale de l'emploi, de l'intérêt, de la monnaie », 1937 )

Ces observations coïncident avec celles de Mitchel Y. Abolafia, spécialiste de la théorie des organisations. En accord avec le contexte culturel financier, Abolafia signale que chaque trader apprend à sélectionner dans une grande variété de signes, via l'écran, les indicateurs les plus importants qui lui servent pour interpréter la situation économique. Le marché sur l'écran devient ainsi une entité changeante, qui acquiert de nouvelles propriétés et correspond au comportement économique d'une masse dispersée de participants qui agissent en lui.

L'activité de trading rend compte d'un excès d'un imaginaire qu'aucune loi ne semble contenir. En effet, les traders eux-mêmes pensent que le marché est un endroit sans loi, donc le seul moyen de le « simuler » et de le prévoir, c'est à travers des « intuitions » ou des feelings qui ne peuvent être encadrés par une loi. Comme le signale N. Kaldor dans « Spéculation et stabilité économique » ( dans « Économie et instabilité » ) : « Ce qui distingue les achats et les ventes spéculatifs des autres achats et ventes reste que leur seul motif est l'anticipation d'un changement imminent du prix en vigueur ». Cette inflation imaginaire est propre aux phénomènes de masse : que sont les bulles spéculatives, sinon le reflet de la polarisation des actions des agents du marché, lesquelles se produisent par phénomène de suggestion, à travers la diffusion contagieuse de certaines rumeurs et opinions dans la communauté des traders.

Du fait de la rationalité autoréférentielle qui préside, la définition des valeurs financières provient davantage de la sphère des opinions et des conventions de la communauté des traders que des données apportées par le monde productif. À l'intérieur comme à l'extérieur des salles de marché, on peut s'apercevoir de la suprématie d'une « logique du semblable » qui montre combien chacun des traders a renoncé à son individualité antérieure dans le but de se fondre dans l'homogène corpus des traders. Si nous décelons une pratique stratégique avec une composante fortement imaginaire, c'est au sens où ces sujets ne réussissent à spéculer qu'en se « spécularisant » avec les autres, dans un jeu de miroirs qui a le pouvoir d'amplifier les rumeurs jusqu'à les transformer en conventions qui finissent par guider leurs décisions sur le marché.

Le chef et l'institution bancaire sont les deux figures de l'Autre économique et financier. Dans le cas que nous analysons, l'individu met ses pulsions au service de l'institution pour laquelle il travaille afin de lui rapporter des bénéfices à travers son effort. En tant qu'Autorité, le chef apparaît plutôt comme la figure réconciliée d'un père-frère qui aident les fils-employés à contourner leurs dettes. Car non seulement il ne sanctionne pas leurs pertes, mais il leur promet aussi l'accès à une jouissance de plus en plus grande. Dans la mesure où ils gagnent, le chef augmente leur possibilité de prendre des risques, ce qui permet à ces sujets de s'administrer cet « en plus » de satisfaction obtenue seulement dans l'intervalle vertigineux entre le pari et sa clôture. A travers ce chef, l'institution les incite ainsi à prendre des risques, à aller de plus en plus loin pour obtenir plus, c'est à dire les encourage à l'excès.

Ces sujets se trouvent pris au piège par leur désir de reconnaissance et par l' « en plus » de satisfaction qu'ils espérent recevoir de l'Autre institutionnel pour qui ils travaillent. En effet, ils ne savent pas à quoi s'en tenir quant à un Autre qui distribue ses objets de reconnaissance ( les fameux « bonus » ), sans aucune régulation et en secret ! Ils ne savent pas s'ils seront choisis ni s'ils feront partie des privilégiés. Dans les cas étudiés par Ximena Zabala Corradi, nous pouvons vérifier comment ces sujets deviennent l'instrument de jouissance du chef afin de produire plus d'argent, se montrant alors complètement attachés au chef et au travail.

Ces sujets luttent face à l'Autre et contre d'autres traders concurrents pour obtenir tant les précieux gains que le prestige, deux types de semblant du pouvoirs. Dans cette bataille, les sujets de la fratrie financière mesurent leurs forces, leurs épaules, à travers la marge du risque qu'ils peuvent prendre dans leurs opérations et à travers les prouesses accomplies face aux autres. La marge du risque détermine la « mesure » de ces sujets, mesure qui est accordée, augmentée ou limitée, par leur chef direct, en fonction de leurs gains. C'est pourquoi ces sujets se trouvent constamment dans une observation mutuelle, se comparant à l'autre pour déterminer qui obtient le convoité attribut du pouvoir.

La bataille entre les guerriers de la finance exclue la jouissance absolue, c’est à dire se retrouve médiatisée par des objets ( argent, prestige, marges de risque ) qui, en tant que semblants du pouvoir, peuvent s'obtenir ou se perdre. Et c'est sur la base de leur possession qu'ils essaient de passer l'épreuve, très caractéristique, de la sexuation masculine. Ces sujets doivent constamment prouver qu'ils possèdent ce dont ils sont dépourvus. Ils se trouvent pris dans une course pour avoir ou ne pas avoir le semblant du pouvoir.


















Nicolas Delorme

Nicolas Delorme, Psychothérapeute sur Saint Malo

CONTACT

Le cabinet de Nicolas DELORME est situé au
46 avenue de Moka, 35400 Saint-Malo ( entrée derrière agence, par la cour de la copropriété )
RDC – accès handicapé
Quartier gare de Saint-Malo
Bus : arrêt Moka

Courriel :
n.delorme823@laposte.net
Consultations sur rendez-vous au 07 66 70 08 18

 

Accès Psychologue Saint-Malo