Le mensonge pathologique

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- Mensonge et vérité

Le mensonge n'existe que de la dimension de la vérité. La dupe n'est dupe qu'à prendre le mensonge comme une vérité. Le menteur lui-même ne profère son mensonge qu'à l'énoncer comme vérité. Ainsi, soutient Lacan : « […] la tromperie même exige d'abord l'appui de la vérité qu'il s'agit de dissimuler, et à mesure qu'elle se développe, elle suppose un véritable approfondissement de la vérité à quoi, si l'on peut dire, elle répond. En effet, à mesure que le mensonge s'organise, pousse ses tentacules, il lui faut le contrôle corrélatif de la vérité qu'il rencontre à tous les tournants du chemin et qu'il doit éviter […] le mensonge, en ce sens, accomplit, en se développant de la constitution de la vérité. »

La vérité ne peut être pensé sans le registre de l'Autre, lieu du langage et de la parole, d'où elle tire sa garantie. Sans cette référence à l'Autre, instance tierce garante de la vérité, aucune communication ne serait possible, sauf à être réduite à une remise en cause systématique et infinie de la parole de l'autre. Si l'on prend la question sous l'angle de la psychologie développementale, il s'impose que le sujet reçoit primordialement le « vrai » d'un Autre préalable, incarné magistralement par les parents, et qu'il constitue la réalité à partir de ce discours parental. Si la vérité tire sa garantie de l'Autre, c'est dans la structure du rapport du sujet à l'Autre qu'elle trouve à être fondée.

La conception dite spéculaire de la vérité est la plus proche de l'intuition commune qui tend à rendre solidaire les concepts de vérité et de réalité, la première devant être appréhendée telle un doublon de la seconde par le moyen de la perception. Merleau-Ponty a montré que la perception n'est pas un phénomène pur, mais imprégné d'illusion. Ceci n'est pas sans incidence sur la constitution même du Moi, car il prend son départ d'une perception : celle de l'image du corps propre dans le miroir dont Lacan circonscrit l'avènement dans le « stade du miroir » ( comme formateur de la fonction du Je ). La conception dite systématique de la vérité repose quant à elle sur la bivalence stricte du « vrai » et du « faux ». Dans cette perspective logicienne, la vérité tend donc à s'autonomiser, et évacue toute dimension du sujet en proie au doute : l'on récusera par exemple toute pertinence au couple « mensonge - vérité » en tant qu'il serait d'ordre psychologique, et non logique.

Le fameux paradoxe du menteur tient dans l'énoncé : « je mens ». L'homme qui énonce : « je mens », dit-il la vérité ? S'il dit la vérité, c’est donc qu'il ment, et par conséquent ne dit pas la vérité. Si au contraire il ne dit pas la vérité en énonçant « je mens », il ne ment donc pas et par conséquent, dit la vérité... . L'apparence de ce paradoxe repose sur la confusion de deux plans irréductibles : le Je de l'énonciation n'est pas le même que le Je de l'énoncé. Et tout ceci conduit Lacan au paradoxe qui consiste à dire que la vérité est menteuse. Dire, comme Lacan, que la vérité varie, qu'elle est contextuelle, liée aux circonstances et aux événements, et s'ancre dans la chair vivante, qui est chair de celui-ci et pas de tel autre, c'est enfin guérir l'homme de sa pente paranoïaque qui lui fait croire que tout est sens.

Nietzsche voit l'origine de cette occultation de la vérité dans notre vanité, qui nous fait appeler « connaissance » la somme des illusions que nous entretenons sur le monde et sur nous, à force de mensonges, de duperies et de masques. Là où le savant croit que la raison pénètre le cœur des choses et met à jour les lois de la nature qui sont déjà là et la régissent, Nietzsche affirme que c'est le langage qui structure le monde. Pour Nietzsche, l'impossibilité de la vérité tient à fois au fait que la chose en soi ne nous est accessible que par le truchement du langage, et au fait que le dit langage soit de structure inadéquat à la saisie de la réalité : la signification des mots est arbitraire et, de la chose aux mots supposé la dire, s'opère une série de sauts métaphoriques. La diatribe de Nietzsche est aussi pour une bonne part l'écho du combat des Lumières mettant en évidence la relativité des certitudes communes et leur lien avec les convenances.

Pour Freud, cette question de « croire » est essentielle : quand Freud parle de « croire », il veut dire « prendre acte », symboliser ce qui est dit. Il ne suffit pas en effet d'entendre une information, de voir un « fait ». Encore faut-il faire trace de ce qui est perçu et en tirer les conséquences. « Croire », c'est en un sens le contraire de rejeter. « Croire », c'est faire crédit de ce qui est perçu. Si la vérité est faite de paroles, elle a toutes les caractéristiques structurelles et toutes les limites de celles-ci. Elle n'est jamais autre chose que le medium, qui fait à la fois écran et voie d'accès à la chose voilée. Elle appartient au semblant qui voile la chose en soi. Il n'est pas de discours possible qui ne soit du semblant.

Il est courant de revenir sur ce moment charnière de l'invention de la psychanalyse, où Freud annonce à son correspondant et ami Fliess qu'il ne croit plus en sa « Neurotica », ou « théorie de la séduction ». Le récit que livre certains sujet sur le divan ne doit pas être systématiquement pris à la lettre, ou comme argent comptant. Tout ne s'est pas nécessairement passé comme le pense le sujet au moment où les choses lui reviennent sous la forme de souvenirs. Du temps s'est écoulé, au cours duquel les événements vécus, les choses vues et entendues ont subi un travail psychique complexe qui a altéré l'exactitude des perceptions et fait subir à celles-ci une véritable mutation. Dans le souvenir, les éléments de la réalité se sont transformées, alourdis ici, allégés là. Ils se sont amalgamés, composés, réécrits.

Voilà la vérité que Freud se fait soudain de la vérité de ces sujets. Dans sa quête de la vérité, il découvre que tout passe par un filtre déformant, qu'il définit comme étant le fantasme, composé d'éléments perceptifs épars, empruntés au réel, inscrit dans le psychisme et, secondairement, déterminant le symptôme. Son épistémologie scientiste le conduit à distinguer deux types de réalité : une réalité qui est objective, factuelle, historique, extérieure – c'est la réalité externe, à savoir ce qu'il s'est vraiment passé ; ce qui se passe vraiment, la réalité objective – et une autre réalité, qu'il qualifie de réalité interne ou de réalité psychique et que nous nommerions vérité subjective.

Un point est essentiel : il ne faut jamais effacer la différence qui existe entre un modèle explicatif, qui relève de ce que nous appelons, à la suite de Lacan, les « semblants », et le champ des phénomènes auxquels s'applique ce modèle. Pour dire les choses autrement : le mot n'est pas la chose, le nom n'est pas ce qu'il renferme. Il y a la réalité, qui est du côté des choses telles qu'elles sont, et puis il y a la vérité, qui est ce qui opère chez un sujet qui observe cette réalité et qui la fait sienne, qui accepte cette réalité et consent à y croire. Vérité n'est pas réalité, cette réalité que Lacan réduit au leurre et dont il fera le « prêt-à-porter de l'imaginaire ». Lacan définit la vérité comme ce qui permet de discerner le visage du masque pour y faire paraître sa structure de fiction.

Les apparences sont ainsi trompeuses et l'homme ne voit pas les choses telles qu'elle sont. La vision qu'il se fait du monde est fortement faussée par les lorgnons qu'il porte. Il y a loin de la réalité des choses à l'idée qu'il s'en fait, alors que cette idée construite et déformée règle sont rapport aux autres et conditionne sa conduite. La réalité est une chose, sa perception en est une autre, et ce qui fait trace dans la mémoire est encore autre chose. Autrement dit, ce qui vaut comme vérité pour un sujet est à tout prendre le résultat d'une construction, ce qui justifie de distinguer vérité et réalité. Il y a cette idée que ce qui provient des organes des sens fait sens. Du coup, il y a là illusion d'un repère, d'un fondement de l'évidence perceptive, alors que la perception est fondamentalement leurrante.

Aujourd'hui, il y a un étalage permanent de ce qui constituait auparavant le plus intime et le plus caché. La pudeur fait place à l'exhibition. Le secret n'a plus beaucoup d'armes pour se défendre contre l'idéal de transparence. L'aveu et la confession doivent être publics et le mode de satisfaction du voyeur passe pour une vertu. J'éprouve de la honte quand se dévoile aux yeux d'autrui ce que, de moi, je ne peux pas fuir. L'angoisse est le seul affect qui ne ment pas, car l'angoisse fait signe de ce qui est le plus méconnu et le plus vrai du sujet : l'objet cause de son désir. L'angoisse fait retour sur soi et est ainsi mère de tous les affects.

L'image ne se suffit pas à elle-même. Le Moi est d'essence imaginaire et l'image tend à se défaire à tous les assauts du réel. Le Moi est un château de cartes. L'Idéal est le relais et le prolongement de cette instance que Freud avait appelée l'Idéal du Moi. C'est pourquoi nous aimons nos idéaux encore plus que nous-mêmes. L'Idéal est tissé de mots. C'est pourquoi Lacan introduira dans sa description du stade du miroir la présence de l'Autre maternel, sa parole et son soutien, comme élément décisif de l'assomption spéculaire. Sur le modèle du lien à l'Autre maternel supposé sans faille et tout-puissant, l'enfant qui ne parle pas encore, quête l'assentiment et le soutien devant le miroir. Chacun est en attente de cet aval de l'Autre, des mots qu'il va mettre sur la rencontre de l'image de soi.

Se faire exister dans les noms que l'Autre peut nous donner, c’est ce qu'on appelle couramment l'identité, identité dont on voit qu'elle n'existe pas vraiment mais ne renvoie jamais qu'à une série d'identifications. Le Moi n’est pas maître en sa demeure, demeure qui s'avère fantomatique. Ce qui mérite d'être appelé vérité, en psychanalyse, correspond toujours à un dessaisissement du Moi. C'est une traversée des leurres qui constituent le narcissisme. La méconnaissance reste du côté du Moi.


- L'imposteur pathologique

Le parcours de Jean-Claude Romand, relaté dans le récit L'adversaire d'Emmanuel Carrère, vint à la connaissance du public après que ce médecin eut exécuté systématiquement père, mère, femme et enfants et tenté de mettre fin à ses jours. L'effroyable de ce passage à l'acte fut redoublé par la découverte par les enquêteurs que monsieur Romand n'avait jamais été médecin chercheur de l'OMS tel que tout un chacun le connaissait. Au lieu de cela, il quittait tous les matins sa famille pour aller errer la journée entière sans activité précise. C'est au moment où cette mystification déroutante allait être mise à nu qu'il assassina froidement son entourage. Quelle fonction a bien pu tenir pour ce sujet l'imposture qu'il a magistralement mis en œuvre pendant dix huit ans ? Ne peut-on pas concevoir que pour un sujet englué dans l'imaginaire, briser le miroir revienne à faire disparaître le personnage qui s'y reflète ?

L'imposteur devient souvent, dans les premiers temps après son démasquage, l'objet d'un intérêt public, lui permettant, pendant une courte période, de briller sous les feux de la rampe et de donner consistance narcissique à son être sous les traits du « grand imposteur fascinant », de « l'imposteur de génie » : le revers de cette célébrité est cependant fréquemment la grande difficulté pour le sujet à continuer à exercer son « art » compensatoire. Par ailleurs, une fois la renommée passée, la plupart des imposteurs se perdent dans les ténèbres de l'anonymat.

Le terme « ordinaire » convient fort peu aux imposteurs dont l'activité compensatoire apparaît, une fois démasquée, des plus spectaculaires et fascinantes. L'imposture pathologique relève du champs des « maladies de la mentalité », circonscrit par le psychanalyste Jacques-Alain Miller. En jouant apparemment si librement avec les masques, l'imposteur réalise un impossible souvent rêvé par tout un chacun. Si le caractère fascinant de l'imposteur réside pour une grande part dans son apparente liberté à l'égard de son personnage, il est surdéterminé par son talent exceptionnel à duper son entourage de façon éhontée. En effet, l'imposteur est celui qui trompe, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot. L'imposture consiste en l'assomption illégitime d'une identité.

Le « grand imposteur » Ferdinand Demara se fit passer tour à tour, sous des identités usurpées ou taillées de toutes pièces, pour un chirurgien de l'armée canadienne, un shérif de comté, un directeur assistant de prison, un docteur en psychologie appliquée, un étudiant en droit, un moine, un chercheur sur le cancer, un professeur. Sa plus grande imposture reste indubitablement l'usurpation de l'identité d'un médecin militaire par laquelle il fut amené à pratiquer des opérations chirurgicales sur le destroyer canadien Cayuga pendant la guerre de Corée.

Le neuroanatomiste suisse Auguste Forel, à qui l'on doit probablement, avec le psychiatre allemand Anton Delbrück, la copaternité du concept de pseudologia phantastica, propose le terme d'escroc pathologique. La pseudologia phantastica se forme d'une disjonction entre vérité et mensonge, corrélée à une conjonction sous la forme d'un compromis entre désir et interdit. L'imposture s'affirme avec prédilection dans le registre de l'être : plus précisément, les dupeurs de Delbrück mentent sur leur identité, en falsifiant leur rôle social ou leur état civil quand ce n'est les deux.

La psychiatrie ne fait que reconnaître de jure un personnage dont la littérature avait fait un type, celui du « dupeur » ( comme dans Tartarin de Tarascon d'Alphonse Daudet ) avant que la médecine-légale n'en fasse un malade. Le concept de pseudologia phantastica repose sur un « processus psychologique » normal qui peut devenir symptomatique lorsque le sujet devient dupe de ses propres mensonges. Les imposteurs pathologiques croient en la véracité de leurs assertions mensongères pendant leur imposture. Cliniquement et théoriquement, le concept de pseudologie relève d'un mixte de mensonge et de délire ou de falsification de souvenir.

Delbrück parle de double conscience pour désigner le fait que le pseudologue peut être porté à croire en la véracité de son mensonge tout en continuant « simultanément » à avoir conscience de son caractère fallacieux. Un patient de Delbrück déclara avoir adhéré à l'idée d'être un homme riche au moment de l'imposture, mais mentionna par ailleurs qu'il avait pu, en même temps, garder une certaine conscience du caractère fallacieux de cette prétention : « D'un côté je le savais, mais d'un autre côté, je ne le savais plus. »

Delbrück s'arme des concepts-clés de l'hypnotisme que sont la suggestion et l'autosuggestion pour rendre compte du processus de la pseudologia phantastica. La falsification de souvenir qui en sera sa principale constituante , lui paraît ainsi en tout point comparable aux pseudo-souvenirs pouvant être créés artificiellement au moyen de la suggestion hypnotique. Ainsi, l' « hallucination de souvenir » muterait en mensonge qui lui-même muterait en idée délirante, tout cela opérant essentiellement par autosuggestion. Sauf que Delbrück élude que l'expérience hypnotique requière un agent et un patient s'y prêtant tous deux, et que le désir du premier d'influencer importe tout autant pour l'efficacité de la suggestion hypnotique que le désir du second de s'y soumettre.

C'est ce que démontre le professeur de médecine et neurologue Hippolyte Bernheim dès 1903 en évoquant les faux souvenirs induits : « J'ai montré qu'on peut faire croire à certains sujets très suggestibles qu'ils ont vu tels événements, qu'ils ont été acteurs ou spectateurs de tel drame ; et la scène, souvenir suggéré à l'état de veille ou de sommeil, se présente dans leur esprit, comme si elle avait réellement existé. J'ai montré comment un pareil souvenir peut donner lieu à un faux témoignage de bonne foi, et comment les juges d'instruction sont exposés à fabriquer à leur insu de faux témoins, faisant ainsi de la suggestion sans le savoir ».

Le syndrome des personnalités multiples correspond à une défense psychique particulière par laquelle l'objet refoulé tend à être circonscrit dans une ou plusieurs des « personnalités » du sujet. Dans le syndrome des personnalités multiples, les images du Moi tendent à s'autonomiser. Le clivage du Moi dont procèdent ces « personnalités », l'alternance de ces incarnations, et la fréquente amnésie d'un état à un autre, laissent saisir la structure de ce mode défensif. Il n'y a pas de mise en évidence d' « alternance » de personnalités chez les pseudologues, mais bien plutôt une « succession » de personnalités.

Le néologisme de « mythomanie », constitué par l'aliéniste français Ernest Dupré en 1905, désigne selon cet auteur une « tendance constitutionnelle », plus précisément : « la tendance pathologique plus ou moins volontaire et consciente au mensonge et à la création de fables imaginaires ». Il dénote un rapport pathologique au mensonge en ceci que le sujet peut se retrouver lui-même dupe de ses assertions fallacieuses. Pour Dupré, le mensonge dit normal doit être conçu comme la « négation volontaire et consciente de la vérité » : il s'avère motivé, le plus souvent épisodique, et reste toujours proportionné à sa cause.

Dupré considère la fabulation comme une activité éminemment infantile : « Elle est l'invention spontanée de romans, le récit d'aventures dont l'enfant narre l'intrigue et arrive même à vivre la substance, avec une sincérité et une assurance telles que tout le monde y est pris et que l'auditoire, captivé et convaincu se laisse entraîner à la plus complète des suggestions. La confiance qu'on lui témoigne, le succès qu'il obtient, encourageant le petit héros de l'aventure ; et l'aplomb, l'à-propos et la fertilité inventive du narrateur se multiplient par l'intérêt qu'il développe autour de lui. »

L'adulte mythomane se caractériserait quant à lui par la persistance de cette activité mythique propre à l'enfant. Mais l'on disjoindra avec Lacan imagination et mensonge en ce qu'ils ressortissent de deux dimensions différentes. En effet, les pseudo-mensonges du petit enfant relèvent non pas d'une intention de tromper l'autre, mais du transitivisme : l'enfant narre volontiers l'histoire d'un autre comme étant la sienne, captivé par les expériences des autres. L'imagination n'implique pas cette intention de tromper l'autre dans un exercice de négation de la vérité. Freud sur ce point est assurément plus lucide: « Il est naturel que les enfants mentent lorsque ce faisant, ils imitent les mensonges des adultes », ironise-t-il.

Dans une conférence tenue en 1921, la psychanalyste américaine Helène Deutsch porte l'accent sur le fantasme pour définir la pseudologia phantastica : celle-ci est conçue comme un « mensonge lié au fantasme » ; plus précisément : « la pseudologie est à proprement parler le rêve diurne communiqué à l'autre comme réalité ». Selon elle, le fantasme intervient dans la pseudologia phantastica en fournissant l' « étoffe » du mensonge : « banales histoires d'amour », « piètres satisfactions d 'ambition », « aventures romantiques des plus rocambolesques ». Il y a selon elle, ici même comme dans tout symptôme, une formation de compromis dans laquelle s'actualise un désir refoulé. Mais le fantasme fomenté en question n'est pas, dans ce cas là, saisi par le sujet comme une potentialité référée à l'avenir, mais livré comme une réalité présente : « Finalement pour eux, le mensonge devient une quasi-vérité et ils finissent par croire à son contenu […]. » Le mensonge constitue leur vérité subjective.

Tous ont en commun de confronter l'opinion, le juge, le médecin à un indiscernable : celui de la motivation de leurs agissements. L'appât du gain ne saurait motiver les duperies. Si tant est qu'aucune motivation consciente n'anime le dupeur pathologique, il n'en reste pas moins que ses mensonges, qui plus est ses impostures, restent les actes d'un sujet. Dupré comme Delbrück évacuent l'énigme du caractère indiscernable de ce qui motive les sujets à mentir et à recourir à l'imposture.

En évoquant cette figure médico-légale de l'imposteur, le fondateur de la psychiatrie scientifique moderne, Emil Kraepelin, relève la prédilection des dupeurs à rehausser leur personne en trompant quant à leur rôle social ( la profession ) et leur état civil ( le nom propre, l'ascendance familiale ). L'imposteur n'est pas seulement celui qui dupe mais aussi un sujet enclin à devenir dupe de ses propres fictions. Les mensonges des mythomanes et des pseudologues ne se réduisent pas à des assertions mais se déploient dans toute une activité plus large de tromperie. Il ne s'agit pas simplement de mentir pour ces sujets, mais d'incarner à proprement parler le mensonge en agissant conformément à l'ensemble des attitudes et comportements attendus au regard d'un rôle endossé.

Les cas d'Hélène Deutsch s'agenceraient dans la zone intermédiaire entre délire et rêverie, où le symptôme pseudologique paraît constituer une défense suffisamment efficace pour mettre ces sujets à l'abri de l'angoisse. Ces observations conjuguées à celles de Kraepelin, paraissent confirmer la fonction défensive du mensonge pathologique, telle qu'elle se dégage des thèses d'Hélène Deutsch.Lorsque les mensonges sont démasqués, ces sujets ne peuvent poursuivre leurs fictions trompeuses.

Comme le remarque Deutsch le mensonge se spécifie de résoudre l' « excès de tension psychique » qui lui préside par la « confidence », contrairement à la simple fantaisie diurne. Mais l'on concevra que l'entérinement par l'Autre ne saurait s'effectuer sans le truchement de l'autre, dont la crédulité semble déterminante. C'est du moins ce qui ressort de la clinique de Delbrück : le mensonge et l'auto-duperie qui lui est liée ne semblent effectifs qu'à la condition d'être soutenus par l'autre. Dès qu'il n'en est plus ainsi, le montage défensif s'effondre, le sujet se réveille de sa rêverie mensongère et tend alors à être en prise avec l'angoisse. Cette auto-duperie fait, en quelque sorte, du mensonge pseudologique un mensonge véridique, dans la dimension de l'aveu.

En 1935, Hans Zulliger, pédagogue suisse inspiré par les travaux de Freud, met au jour les modalités particulières de l'investissement du Moi chez certains sujets qu'il désigne sous l'entité de caractères narcissiques pulsionnels. Il souligne en effet la grande capacité d'adaptation des narcissiques pulsionnels à leur environnement social, en quoi la particularité de leur « caractère » affleure avec l'imposture quand celle-ci n'est pas simplement effective. De ces considérations, deux modalités d'adaptation du Moi paraissent discernables. La première consisterait à se mouler par mimétisme ( Mimicry ) à l'entourage, la seconde, plus fréquente, à faire saillie en incarnant une position d'exception : « Leur énorme capacité d'adaptation n'a rien de durable ni de stable. Ils sont mendiants chez les mendiants, rois chez les rois. Ils changent ainsi de rôle comme si le réaménagement ne leur posait pas la moindre difficulté. […] Ils veulent cependant toujours sortir du lot, et pour cela tous les moyens sont bons. Ils étonnent par leur habillement soigné ou bien par la primitivité anormale de leurs habits qui n'a pas été contrainte par la pauvreté. » L'on ne doit s'étonner que par leur aisance à incarner différents rôles, Zulliger assimile les narcissiques pulsionnels à de véritables acteurs, à ceci près qu'ils « n'agissent pas sur la scène du théâtre, mais sur celle de la vie ».

Il n'est nullement question de sentiments de culpabilité chez ces sujets. Leurs parcours témoignent au contraire d'une absence d'emprise de la conscience morale. Leur roman familiale, c'est à dire leur manière de se raconter et de se situer dans leur histoire familiale et collective, n'est pas articulé par un investissement affectif des objets parentaux, mais sert exclusivement leur amour propre. Les narcissiques-pulsionnels ne seraient assujettis qu'à un Surmoi de surface, dépris de toute relation d'investissement d'objet. Plutôt que le processus d'identification à certains traits caractérisant l'autre, c'est bien plutôt celui de l'imitation qui prévaudrait chez eux, donnant lieu à l'incarnation de figures étroitement dépendantes à l'entourage immédiat, personnages que le Moi revêt au gré de ses intérêts propres, par pur adhésion venant se calquer « à l'image » : « Le narcissique est une personne dont la vie intérieure se déroule pour ainsi dire sous un manteau d'adaptation apparente, mais qui est en réalité dirigée par une pure idolâtrie de soi. L'apparente faculté d'adaptation est une sorte de mimétisme dont le but est de protéger l'essentiel des troubles extérieurs ».

L'article produit par Hélène Deutsch en 1955 constitue indéniablement un apport majeur dans l'analyse de la problématique de l'imposture. Il est le premier et le seul à ce jour à témoigner d'une réelle expérience clinique auprès d'un imposteur : le cas Jimmy. Deutsch relève que les impostures de Jimmy avaient quelque chose de caricatural, contrairement à un Demara alternant entre de multiples identités. Elles insiste tout autant sur la prégnance du narcissisme, manifeste chez Jimmy, que sur la carence de l'investissement affectif sur d'autres objets que soi-même, telle qu'elle aura pu être déduite de huit ans de psychothérapie. Les caractéristiques cliniques repérées chez son patient la conduisent à un rapprochement avec la catégorie des personnalités « comme si » qu'elle avait elle-même isolée dans les années 30. Les personnalités « comme-ci » repose sur une multiplicité d'identifications en quoi l'identité se dissout.

 « J'appris que Jimmy était furieux de ne pas être reconnu comme quelqu'un de spécial ». La seconde guerre mondiale arrivant, il intégra l'armée : « Il fût bientôt le point de mire de tous ses camarades. Il s'était engagé comme volontaire pour protéger sa patrie, et ses dépenses somptuaires, ses allusions à des relations avec les autorités militaires ne laissaient aucun doute qu'il était quelqu'un d'exceptionnel ». Par la suite, Jimmy prit les rôles de grand écrivain, de producteur de films, d'inventeur ou encore de brillant amateur d'art. Il forma ainsi un cercle littéraire dont il était le centre, en réussissant même à attirer quelques écrivains reconnus. Ce n'était pas ses quelques productions complètement dépourvues d'originalité qui firent tenir son salon littéraire : « il savait rendre la vie si agréable pour ses admirateurs littéraires qu'ils restaient dans son cercle ». Comme inventeur, il monta un petit laboratoire, s'allia à un physicien chevronné et se fit imprimer des cartes de visites spécifiant sa qualité : « Avec une habileté inquiétante, il créa une atmosphère dans laquelle le physicien était convaincu que ses propres réalisations étaient inspirées par Jimmy, le génie. Sa prétention d 'être un génie était si souvent persuasive que les autres s'y laissaient prendre pendant une courte période. »

Deutsch invite à rapprocher le « vide » intérieur, le « manque d'individualité » et la carence d'investissement affectif rencontrés chez Jimmy des personnalités « comme si » dont elle a isolé le type vingt ans auparavant. Deutsch désigne par « comme si » des sujets dont la présentation ne suggère aucune pathologie au premier abord, ceux-ci tendant même à incarner la « complète normalité » masquant en fait une carence de l'investissement affectif de l'environnement : « La relation apparemment normale avec le monde correspond à l'esprit d'imitation de l'enfant, et c’est l'expression de l'identification avec le milieu environnant, un mimétisme qui aboutit à une adaptation apparemment bonne au monde de la réalité, malgré l'absence d'investissement d'objet […] une attitude totalement passive à l'égard du milieu environnant […] à se modeler et à modeler son comportement en conséquence […] L'identification avec ce que les autres pensent et sentent est l'expression de cette plasticité passive et l'individu est capable de la plus grande fidélité et de la plus grande perfidie. »

La grande plasticité de leur Moi, leur étonnante capacité d'adaptation à l'autre, leur appréhension de la réalité focalisée sur l'image endossée, leur forte dépendance à leur milieu sont autant de données qui attestent de la prégnance de l'image dans leur fonctionnement. Or, si l'on tend à l'assimiler à un grand stratège, force est de constater que son art doit davantage à une intuition fine qu'à des plans savamment élaborés. Dès lors que l'autre de la dyade spéculaire ne renvoie plus à l'imposteur l'image qu'il s'ingénie à incarner, celui-ci déserte la scène de sa mystification pour une autre en se revêtant le plus souvent d'un masque différent.

À la différence des imposteurs, le syndrome des personnalités « comme si » se spécifierait par la carence de l'Idéal, qui serait responsable de la labilité des identifications. Chez l'imposteur pathologique, l'Idéal du Moi plus ou moins consistant viendrait commander les différentes identifications du sujet ; chez les personnalités dite « comme si » les identifications dépendraient quant à elles davantage du milieu environnant le sujet. Dans ses actes et dans sa cure avec Hélène Deutsch, Jimmy témoignait ainsi farouchement de son désir d' « unicité » : « son narcissisme ne lui permettait pas d'être un parmi d'autres ; seul le sentiment d'être unique pouvait nourrir son amour-propre. » À l'opposé, les personnalités « as if » font figure de grands conformistes au regard de leur milieu, s'efforçant de se fondre dans la masse.

Alors que les sujets « comme si » tendent à s'identifier au tout-venant, les imposteurs incarnent avec prédilection des figures socialement reconnues, valorisées dans le contexte historico-culturel dans lequel elles évoluent. Ce sont des figures fortement stéréotypées qui offrent à l'imposteur tout un set d'attitudes et de comportements aisément identifiables. La plupart des figures incarnées par les imposteurs pathologiques sont puisées dans l'imaginaire collectif. Lorsque l'imposteur usurpe une identité, c'est essentiellement pour sa fonction de prête-nom, pour faciliter son entrée dans telle ou telle profession par l'obtention de vrais diplômes par exemple, et non pour mimer in toto sa victime.

À la différence des sujets au fonctionnement « comme si », Jimmy ne se soutint pas par une série d'identifications conformistes : revendiquant être « quelqu'un de spécial », il ne pouvait être assimilé au quidam et devait impérieusement coller à un Moi idéal élevé. Incarner une figure idéale admirée est le seul dénominateur commun à ses différentes impostures. Ses différentes impostures successives le confirment : elles répondaient toutes à une valorisation narcissique immédiate : « le succès devait être immédiat : il devait dès le départ jouer le rôle principal », note Deutsch. Dans le cours de la thérapie menée auprès de Jimmy, Deutsch constata qu'à mesure qu'elle annihilait les identifications illusoires de son patient, l'angoisse devint de plus en plus prégnante. Jimmy livrera les coordonnées de cette angoisse par la question lancinante : « Qui suis-je ? ».

Dans la veine de Deutsch, la psychiatre et psychanalyste américaine Phyllis Greenacre publie deux articles sur les imposteurs au cours de l'année 1958, dans lesquels elle porte davantage l'accent sur le trouble de l'identité qui affecte les imposteurs, de quoi leurs agissements découlent. L'étude de ses patients l'amène à discerner une franche discordance entre « l'identité de l'imposture, temporairement focalisée et fortement affirmée, et celle dont est issu l'imposteur, étonnamment fruste et pauvrement étoffée. », et le fait que l'imposteur soit « subjectivement accompli et dépourvu d'angoisse » dans ses incarnations frauduleuses alors même qu'il s'expose au risque d'être démasqué. Elle évoque un patient qui, à plusieurs reprises, avait usurpé l'identité d'un médecin en exerçant dans un hôpital. Elle note que lors des impostures, « il était calme, placide et heureux ». Elle en déduit que l'imposture semble tenir pour ces sujets une fonction de donner « un sentiment temporaire d'achèvement de l'identité ( sentiment du self ) ».

Selon Greenacre, l'imposteur ne saurait se passer d'un « public » : celui-ci est la condition sine qua non au maintien de l'imposture et à l'accomplissement de sa fonction : « C'est par la réaction de confirmation de son public que l'imposteur obtient un sens « réaliste » du self, d'une valeur supérieure à tout ce qu'il peut réaliser d'un autre manière. » Elle précise encore que le sentiment d'identité « est renforcé et sustenté par le sentiment d'être cru par les autres et avec l'ivresse d'être sous les feux de la rampe ( qui reproduit la situation infantile avec l'ensemble du public prenant la place de la mère ), il fournit une incitation d'autant plus puissante pour une répétition sans fin de ce type spécial de gratification ».

Comme nous l'avons évoqué plus haut, de structure, le Moi est une instance instable soumise aux aléas du champ scopique. Si sa formation permet de donner au sujet un « sentiment d'identité » par l'identification à une image unifiée, l'on ne saurait que trop souligner le caractère illusoire de cette identité révélée : elle réduit le sujet à une image, extérieure, fixe, plane et inversée par symétrie. Les développements lacaniens, tout comme les observations en psychologie du développement, mettent en relief le caractère foncièrement aliénant de l'identification spéculaire. L'imposteur peut s’entraîner pendant des heures devant le miroir, comme l'enfant de deux-trois ans devant le miroir fait des mimiques, des exercices de mouvement et gestuelle dans une conquête jubilatoire.

Lacan introduit le rôle fondamental de l'Autre, incarné par le parent qui porte l'enfant au miroir, dans la reconnaissance symbolique de l'image, qui lui donne sa tenue. Alors que l'Idéal forme les coordonnées inconscientes du Moi, cet Idéal n'en demeure pas moins saisissable à travers la personne, le personnage. Lacan rappelle qu'étymologiquement le terme persona désigne en premier lieu : le masque. Ce qu'un sujet donne à voir comme étant son personnage, sa personnalité, est assimilable à un masque composé par son Idéal du Moi et où celui-ci transparaît. Les insignes qui composent ce masque figurent des fonctions symboliques. Par exemple, chez les Maori, « motifs et thèmes servent à exprimer les différences de rang, des privilèges de noblesse et de degré de prestige », note l'anthropologue Claude Levi-Strauss. Ce masque et ces insignes ont pour fonction essentielle de représenter le dédoublement de l'individu biologique et du personnage social qu'il a mission d'incarner. Ainsi, le masque de l'identité conjoint identité et division.

Qu'on dise d'un imposteur qu'il a été démasqué lorsque sa supercherie a été percée à jour, paraît dès lors d'autant plus pertinent. L'étude de la clinique des imposteurs et leurs biographies montrent qu'un moyen privilégié dans l'exercice de leur art est d'opérer à partir d'insignes. Notre réalité humaine est truffée d'insignes : elles sont des repères essentiels dans la reconnaissance de nos identités. Parmi ces insignes, l'habillement est d'un intérêt particulier pour l'imposteur. Le vêtement est signe d'appartenance, insigne d'un clan, d'une communauté, il représente les fonctions hiérarchiques et sociales. Le maniement des insignes est prépondérant dans l'imposture. Il est même notable que les imposteurs privilégient les fonctions à uniformes ( blouse du médecin, soutane de l'homme d'église, badge du shérif ). Aussi, le nom propre constituant le trait d'identité par excellence, l'on ne s'étonnera guère que sa falsification ou son usurpation atteste de facto un acte d'imposture là où le maniement illégitime d'autres insignes peut prêter à discussion.

Les contributions d'Hélène Deutsch et Phyllis Greenacre constituent des avancées indéniables dans l'élucidation du comportement énigmatique de l'imposteur pathologique en mettant en perspective la fonction compensatrice que tient l'imposture en regard d'une carence de l'identité subjective. Comme le formule le psychiatre et psychanalyste Michel Neyraut, l'anonymat est ce que le mythomane craint le plus : il « se sent mis en demeure de revêtir une signification, faute de contenu, il prend contenance ». Il le nomme l' « existant inauthentique ».

Karl Friederich fut observé par le psychiatre autrichien Erich Wendt à l'âge de vingt-deux ans, suite à différentes impostures qu'il avait commises après avoir quitté le foyer parental pour aller suivre des études. Ce patient rend compte, avec un grand discernement dans son discours, de l'importance de l'imaginaire pour pallier une carence : « Ma capacité à tenir une pensée pour réellement accomplie et vivante est malheureusement trop grande pour qu'il me reste un sentiment suffisant de la frontière entre l'être et le laisser-paraître ». Il témoigne là du défaut de retranchement du sujet, l'énonciation et l'énoncé tendant à se confondre en se répercutant dans une adhérence imaginaire.

Ce qui provoque le démasquage de l'imposteur n'est pas une culpabilité inconsciente qui manœuvrerait en ce sens à l'insu de la conscience, c'est bien plutôt l'emballement du sujet dans son rôle factice qui attire tôt ou tard la suspicion de l'entourage. Dès que leur rôle ne peut plus être tenu, dès lors que l'autre ne soutient plus ce Moi prothétique par sa crédulité, l'identification symbolique perd son poids et le sujet quitte la scène pour une autre où il s'identifie à de nouveaux insignes.

Dans son article sur le fonctionnement « as if », Deutsch souligne la propension des sujets à intégrer des groupes sociaux structurés : « S'attachant avec une grande aisance aux groupes sociaux, éthiques et religieux, ils recherchent, en adhérant à un groupe à donner contenu et réalité à leur vide intérieur et à établir la validité de leur existence au moyen d'une identification. » Une telle identification peut être conçue sur le simple plan imaginaire : un groupe social facilite en effet l'identification entre pairs, il offre de façon privilégiée un modèle à partir duquel le sujet peut calquer son Moi, ainsi que Freud l'articulé dans sa Psychologie des masses.


- Imposture ordinaire

Hélène Deutsch écrit : « Il est intéressant d'observer la pathologie dans ce qui passe habituellement pour « normal ». Le monde est rempli de personnalités « comme si » et plus encore d'imposteurs et de simulateurs. Depuis que je m'intéresse à l'imposteur, il me poursuit partout. Je le trouve parmi mes amis et mes relations aussi bien qu'en moi-même. » Une civilisation des mœurs qui fait reposer le crédit d'un individu, d'un groupe, voire d'un État, sur l'apparence, sur l'opinion, n'incite t-elle pas à l'imposture ? S'il convient pour réussir socialement de vendre l'apparence des actes davantage que d'en évaluer les effets et les vertus, comment ne pas voir dans l'imposteur, un témoin essentiel de notre temps ? L'imposture a existé de tout temps, mais n'y a t-il pas des systèmes de valeurs qui la favorisent ou la découragent ? Ce sont les questions que Roland Gori, professeur émérite de psychologie clinique, soulève dans le cadre d'un essai publié en 2013.

Étymologiquement, l'imposteur est celui qui fait payer à l'autre ses propres dettes, « qui cherche à en imposer par de fausses apparences », qui abuse par un « emprunt » de nom ou de qualité, qui désigne « une personne qui se fait passer pour ce qu'elle n'est pas ». L'étymologie rapproche l'imposteur et l'imposture du verbe imponere, « imposer », « faire porter une charge », « imposer un tribut » et aussi « en imposer ». Le sentiment linguistique des termes « imposteur » et « imposture » nous conduit immanquablement sur la voie de la « dette », de la « créance », de la « lettre de crédit », emprunts qui ne seront jamais remboursé, approvisionnés par l'imposteur. En quoi ce défaut de remboursement est la signature même de l'imposture. Sans devoir forcer le trait, nous sommes bien aujourd'hui dans un siècle de l'imposture où les modalités d'échange tendent à fonctionner sur les apparences et la tromperie.

Dès l'émergence de l'ère industrielle, en faisant prévaloir dans sa morale et par sa police des mœurs la rationalité formelle, l'esprit du nouveau monde favorisait les idéaux de l'apparence aux dépens de toutes les autres valeurs éthiques, selon le commandement tacite: « la morale est utilitaire ou n'est pas ». On trouve chez l'entrepreneur américain Benjamin Franklin l'incarnation exemplaire de ce précepte. Ce principe contient en lui-même l'essentiel du problème. Pour lui, les vertus ne sont vertus que dans la mesure où elles sont pratiquement utiles à l'individu, en particulier dans le commerce : « L'honnêteté est utile parce qu'elle donne du crédit, de même que la ponctualité, l'ardeur à la besogne et à la tempérance – c'est pour cela qu'elles sont des vertus. D'où il faudrait par exemple conclure que lorsque l'apparence de l'honnêteté rend les mêmes services, celle-ci est suffisante, et qu'un surplus inutile de vertu ne pourrait apparaître, aux yeux de Franklin, que comme dépense improductive et condamnable. » remarque le sociologue Max Weber. Lorsque l'apparence de la vertu suffit pour produire une plus-value, ce serait pur gaspillage, péché aussi inutile qu'inefficace et improductif que de s'astreindre à exiger de cette vertu qu'elle soit réelle. Le jeu des apparences inhérent à la morale du marché s'est ainsi avéré essentiel pour obtenir le crédit nécessaire à l'échange économique.

L'imposteur est un homme qui vit à crédit : sa vie dépend du crédit que les autres lui accordent, de leur appréciation, de leur évaluation et de leur « notation », comme on dirait dans la finance. C'est une figure de notre temps, un « homme subprime » ! Il convient de montrer le poids que peuvent prendre, dans la fabrique des imposteurs, la civilisation normative des mœurs d'une société et sa manière de gouverner. Car c'est un point important, il n'y a pas d'imposteur sans public et sans liens sociaux. Abusé, l'imposteur l'est doublement, d'abord parce qu'il croit que c'est dans le semblant du discours social qu'il trouvera sa consistance et sa subsistance, ensuite parce qu'il a été mis sur cette voie par un autre dont il attendait la reconnaissance. C'est de l'Autre dont l'imposteur est l'imposte, terme qui désigne en architecture la partie supérieure d'une porte, d'une fenêtre, qu'on laisse dormante pour diminuer la hauteur des battants.

L'imposteur démasque ses victimes avant d'être lui-même démasqué. L'imposteur a besoin de normes, de codes, de rites sociaux avec lesquels il puisse ruser pour en démasquer, à ses dépens et à ceux des autres, l'imposture, l'artefact, le semblant. L'imposteur permet de révéler à chacun les jeux de parades et de parures dans lesquels se capture socialement l'existence. Cet écart entre le visage et le masque, c'est ce qu'éprouve précisément le sujet qui souffre du syndrome de l'imposteur, lorsqu'il se sent illégitime, quand il éprouve du malaise avec un statut ou une fonction qui lui revient pourtant de droit : à l'époque où il avait réellement été un chevalier d'industrie, Jimmy n'avait jamais craint d'être démasqué. Dès lors qu'il s'est affairé à travailler plus honnêtement et qu'il simulait moins, la peur qu'on découvrît ses escroqueries le torturait. Dans son nouveau rôle, qui consistait à faire un travail honnête, il avait l'impression d'être un imposteur !

Les effets de séduction de la pensée critique par l'influence sociale sont au cœur de la problématique de l'imposture. La tendance au conformisme social, à l'adhésion aux rites et préjugés normatifs de l'époque, qui suspend toute pensée critique, est le plus sûr allié de l'imposteur. C'est ce que l'on nomme l'apathie. Respecter les formes, respecter les normes, c'est le b.a.-ba de tout imposteur. L'imposture oppose le conformisme de ceux qui veulent tirer profit des règles et des procédures en cours, codes qu'ils ont incorporé entre cuir et chair, et par la feinte desquels ils font illusion. Aussi, l'imposteur « se fait lui-même », et il est souvent bien plus doué que le sont les classiques self-made men de l'industrie ou du commerce.

C'est « au nom de la norme », comme on disait naguère « au nom de la loi », que l'on calibre les comportements des individus comme on calibre les tomates. La norme tranche les incertitudes et les libertés laissées par la loi. Lorsque le pouvoir normatif s'accroît, lorsque la vulnérabilité sociale et psychique grandit, il faut survivre et, pour survivre, il faut parfois tricher, frauder, mentir et usurper toutes sortes de rôles et de fonctions, en s'affublant des masques, de pseudo-identifications que ne désavoueraient pas les plus fieffés imposteurs. Le développement de la société numérique au service du discours économique a accru un « artificiel illimité » qui falsifie la vie sociale et subjective. Le mensonge du message publicitaire, l'imposture de la satisfaction totale qu'il annonce, l'effacement des limites du vrai et du faux, la matérialisation de l'idéologie dans le spectacle et la consommation, la prolifération de « pseudo-évènements, et l'homogénéisation des conduites assurent aux maîtres de l'apparence et autres faussaires un succès social incontestable.

Dans le débat d'idées au temps de la Grèce antique, la thèse des sophistes contre Socrate, c'est que tout est affaire de rhétorique. Ce qui compte, c'est ce qui entraîne le choix de l'opinion, c'est à dire l'adresse verbale, la capacité à convaincre l'autre, à « faire impression ». Pour les sophistes, le seul critère du vrai était, ce que dénonçait Platon, l'habileté de l'argumentation, et la conviction qu'elle emporte. C'est lorsque vous arriviez à convaincre l'autre que vous aviez raison. Notre époque fait triompher le sophisme. Passer de la vérité comme semblant à la négation de la vérité comme telle, c'est franchir un pas. Cette disqualification du verbe repose sur le postulat qu'il existe un univers du discours, que les paroles constituent un monde clos, que mots et idées sont sans référents, déconnectés de toute chose en soi, que ce qui compte est le formalisme. Comment ne pas s'inquiéter de l'apparition d'un monde scientifique où la forme prendra progressivement le pas sur le fond ?

L'évaluation purement formelle de nos « sociétés d'imposture » permet le retour à des féodalités fondées sur la surenchère normative que permettent l'art des apparences et le goût du conformisme. Ce système d'évaluation favorise la pression de type carriériste tout en récompensant aussi bien l'apparence du succès qu'une réalisation pourtant originale. Le taylorisme généralisé de l'existence injecte dans les mœurs l'utilitarisme de sa morale et l'instrumentalisme de sa pensée. Ce discours du pragmatisme et de l'utilitarisme incite les sujets à se vendre dans tous les domaines de l'existence comme on présente un CV. Le vrai n'est plus le juste, ni le beau, ni l'exact, ni même ce qui « marche », mais ce qui se vend le mieux, comme une marque, au public et au pouvoir. Société d'imposture, société « as if » qui produit sa propre pathologie : la vérité a cédé la place à la crédibilité.

La réussite individuelle et collective se mesure au gain de temps qu'une production implique et au coût de fabrication qu'elle atténue. Il s'agit moins de penser bien que de penser vite, en résolvant des problèmes simplifiés qui schématisent suffisamment la réalité pour pouvoir agir sur elle et la « vendre » plus aisément. Comme le formule le philosophe contemporain Jean-François Lyotard : « Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n'a qu'un défaut, mais incorrigible : d'en faire perdre. » La précision ne semble prendre de l'importance qu'à la condition de permettre de gagner du temps. Les chiffres ne font plus qu'exprimer l'imposture d'un ordre imposé par un rapport de force qui se prévaut de normes. La norme, c'est la transcription à l'état brut d'un rapport de force au sein duquel une exigence est imposée à une existence au nom de la performance. Le musicologue allemand Theodor W. Adorno moquait d'ailleurs « la naïveté qui confond le simple reflet du monde, les faits et les chiffres, avec son principe ».

Le crépuscule de la parenthèse des trente glorieuses nous a introduit à l'ère du « game ». Le « game » n'est plus la même chose que le « playing ». Il est jeu, certes, mais jeu réglé, presque programmé par toutes sortes de contraintes et de stratégies dans lesquelles le sujet se débat pour en tirer le meilleur parti en s'affairant, parfois avec génie, pour réussir ses performances. Le « game » est l'introduction du monde de la guerre ou du champ de course dans l'espace du jeu, par l'exigence de compétition et de dépassement des performances. Il est plus proche d'un exercice virtuel que le jeu vidéo vient consacrer autour de l'activité de « gaming », que de l'expérience créatrice de l'art à travers le « playing », jeu spontané qui s'inscrit dans un espace-temps particulier, selon un mode d'exploration de soi-même et de la réalité, essentiel dans l'expérience vitale du sujet.

En analysant les documents du Pentagone, qui rendaient compte de la manière dont aux États-Unis la guerre du Vietnam avait été préparée à partir des scénarios des spécialistes de résolution de problèmes et de leurs ordinateurs, Hanna Arendt montre que ce n'est pas seulement la guerre que ces experts ont perdue, mais c'est le monde, notre monde, auquel ils avaient substitué un monde virtuel, abstrait, perdant au passage le goût de la vérité, du jugement et de la responsabilité, pour le remplacer par cet art du mensonge qui les conduisait, en fonction du public auquel ils s'adressaient, à se débarrasser des faits au profit de scénarios imaginaires, composés à l'intention des auditoires réels. Les spécialistes de la solution des problèmes n' « appréciaient » pas, ils ne faisaient exclusivement que calculer. Leur confiance en eux-mêmes n'avait même pas besoin de l'autosuggestion pour se maintenir intacte, en dépit de tant d'erreurs de jugement, car elle se fondait sur une vérité purement rationnelle et mathématique. Le malheur est que cette « vérité » était dépourvue de tout lien avec les données du « problème » à résoudre. Le calcul tombait juste, mais le monde n'était plus là... .

Il en va ainsi des fameuses nouvelles évaluations scolaires dans lesquelles les tests qui mesurent les connaissance donnent des résultats des élèves allant s'améliorant au fur et à mesure de la passation. Mais qu'est-ce qui s'améliore ? Le niveau de connaissance des élèves ou leur adaptation aux tests ? Un chercheur en science de l'éducation, Robert Linn, a montré que les élèves s'adaptent aux efforts que le test exige, incitant parfois à des stratégies de triche, puis, passé la nouveauté, les enseignants comme les élèves s'en désintéressent et les indicateurs baissent. Il semblerait, comme le remarque également Maya Beauvallet, économiste et enseignante à l'université Telecom-ParisTech, que « le test ne mesure que... la connaissance du test ».

Ce type d'évaluation incite à la fraude, à l'imposture et à l'hypocrisie, et ce, d'autant plus que les protocoles d'évaluation s'apparentent davantage au langage des machines, à leurs automatismes. Le système technicien devient lui-même son propre spectacle. Comme le monde virtuel qu'il sert, il se contemple lui-même dans le monde qu'il a créé. Les décisions se prennent aujourd'hui par une lecture plus ou moins corrigée de ces nouvelles normes religieuses que deviennent les chiffres et le langage de l'économie par la conversion de toutes les activités sociales au langage de la finance. Au cours des dernières décennies, la violence technique de ce programme de rééducation de nos formes de vie a produit une véritable sidération culturelle. L'individu tend à perdre, au nom des normes, toute liberté de décider, de créer, de choisir, en même temps que la mascarade et la cavalerie suivent la norme comme son ombre.

D'Eugène-François Vidocq, ancien bagnard reconverti comme agent secret, puis fondateur de la première « agence de notation », « Bureau des renseignements universels pour le commerce et l'industrie », à Franck William Abagnale, célèbre faussaire et imposteur américain, faux pilote de ligne, faux pédiatre, faux avocat, faux procureur, reconverti conseiller du FBI et des banques, la liste est longue de ces étroites affinités électives des valeurs sociales qui sont en cours dans nos sociétés et des prouesses des grands escrocs. Au point que, une fois rangés des affaires, ces grands escrocs deviennent les conseillers idéaux pour démasquer les imposteurs et combattre ou mettre en œuvre les coups les plus tordus.

La norme implique une « correction », une rectification qui tend sans cesse à prendre le masque du naturel et du raisonnable, surtout le raisonnable des belles formes calculatrices. C'est comme cela que l'on apprend aujourd'hui, et dans tous les domaines, au nom d'une efficacité qui se mesure avec les seuls dispositifs de conformité, que notre civilisation feint de prendre pour la vérité. Le but n'est autre que celui de l'adaptation à des formes constituées qui privent le vivant de cette normativité essentielle qui lui permet de créer ses propres normes. C'est l'aptitude humaine à inventer du nouveau, à partir de l'accidentel et du contingent, en faisant de l'imprévisible son moteur, qui se trouve compromise.

L'acquisition automatique de réponses automatiques à des situations automatiques, c'est l'automatisme de la machine ou de l'ordinateur. L'évaluation quantitative, formelle et normative, fut la seule vrai innovation pédagogique à laquelle l'informatique donna les moyens techniques d'un authentique projet : faire de l'humain un stock d'informations comme un autre, le traiter avec les mêmes méthodes, les mêmes logiciels ; le capter comme une base de données, un profil biométrique, un paysage d'indices statistiques, le traiter, le prévoir et le corriger en conséquence ; en faire un objet utile, un instrument adapté à la demande, une fonction perfectible indéfiniment.

Pour ce type d'acquisition et d'évaluation formelles, rien ne vaut mieux qu'un bon imposteur, apte à satisfaire aux critères de conformité, mascarade dans l'art duquel il est incontestablement passé maître. Le dispositif des nouvelles formes d'évaluations favorisant les exigences de conformité des procédures aux dépens des autres critères, l'imposteur est comme un poisson dans l'eau, elles lui vont comme un gant, le « faire semblant », il connaît ! Cette pathologie de la raison formelle qui prétend aujourd'hui organiser nos existences implique une grammaire du semblant qui produit ses effets sociaux : subjectivités et objectivité fantomatiques qui n'obéissent qu'aux exigences formelles et factices des besoins de l'échange. C'est le destin de tout conformisme de ne saisir d'une idée, d'un mot ou d'une découverte, que la forme normative qui l'a permise et qu'elle a transgressée. Le conformisme lâche la proie de l'invention pour l'ombre de ses résultats. Or, il ne s'agit pas de supprimer des normes, mission aussi stupide qu'impossible, mais de permettre un jeu suffisant dans leur usage pour qu'elles n'empêchent pas l'invention.

L'imposteur : un homme « normal » de notre civilisation d’apparences ? Comprendre que l'imposteur est un martyr du drame social, puisqu'il est pris dans le social, plus que dans tout autre pathologie : il a compris la dimension de semblant impliqué par tout discours. Il apparaît bien comme ce témoin de la scène sociale qui révèle l'imposture des signes qui en permettent le fonctionnement. L'imposteur est le martyr de cette aliénation de l'être dans le paraître. L'imposture, la mascarade, l'hypocrisie, la fraude sont les symptômes réactionnels aux exigences sociales et aux comédies comme aux tragédies qu'elles suscitent. L'imposture constitue une tentative de parer à une réalité blessante et douloureuse.



Nicolas Delorme

Nicolas Delorme, Psychothérapeute sur Saint Malo

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