Comprendre l'actuel malaise à l'école

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- Déclin de l'imago paternelle

Chaque organisation sociale entretient un rapport d'interaction avec le développement des structures de personnalité. Si l'on admet qu’il y a une relation d’étroite intrication entre le développement du sujet (dimension intrapsychique) et l’ordre symbolique dans lequel il est inscrit (dimension interpsychique), alors on ne peut travailler avec des enfants sans chercher à comprendre les lignes de forces qui structurent ce rapport.

Nous glissons d'une société de l'usage et des valeurs héritées de la tradition, à un lien social qui s'établit autour de la mesure donnée par la norme. Il convient d'opérer une distinction entre les sociétés modernes et traditionnelles organisées collectivement, en référence à des idéaux portés par un projet politique, et la société post-moderne qui promeut la réalisation individuelle, le self-made man, renvoyant chacun à la responsabilité de réussir sa vie.

C'est devenu un lieu commun de dire que les coordonnées de la famille ne sont plus autorité et devoir mais consensus et hédonisme. Mais comme le souligne Hannah Arendt, ce n'est pas tant la tradition qui est répudiée mais l'autorité de la tradition. L'autorité permet de se situer dans le rapport particulier à la norme portée par la tradition, quand bien même il s'agirait de le remettre en cause, comme l'ont toujours fait les nouvelles générations. L'autorité est ce qui rend possible, autorise l'émergence d'une forme commune et partagée du lien social.

Les jeunes n'ont plus l'appui de la tradition qui offrait des repères rendant possible un certain calcul de sa position identitaire. Ils doivent désormais en passer davantage par l'invention. En faisant référence aux travaux d' Hannah Arendt, nous pouvons maintenant distinguer une caractéristique majeure qui sépare l'âge de la modernité et la période actuelle de la post-modernité : le lien social ne s'élabore plus sous le primat de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l'autorité.

La fonction paternelle est ce qui ouvre aux autres et au monde en général, ce qui éloigne du même coup le sujet d'une dérive narcissique pour accepter les frustrations liées à toute forme de vie en collectivité, et induite par la pure et simple présence même d'un autre. De la même façon que nous circonscrivons, pour comprendre l'évolution du lien social, le mouvement qui a conduit notre civilisation de l'appui sur la transcendance à l'appui sur l'immanence, nous isolons, pour avancer dans la compréhension du déclin de la fonction paternelle, le changement de rapport dans le lien entre enfants et parents passant d'une organisation plutôt verticale à une organisation plutôt horizontale.

Nous distinguons deux types de rapport à l'enfant : tout d'abord celui ( asymétrique ) des anciens, qui s'appuie sur la différence et donc fonde le lien entre les générations sur les principe de la hiérarchie et de la tradition. Par ailleurs, il y a le rapport ( symétrique ) à l'enfant propre aux modernes qui s'élabore sur les principes de l'égalité et de la liberté, et les considère tous comme porteurs des mêmes potentialités, au-delà des déterminismes qui jusque-là les rivaient à leur origine sociale.

À l'âge classique, l'idéal porté par la société s'imposait par la force de la tradition et Dieu venait prendre la place d'un Autre consistant. À l'âge de la modernité, cet idéal s'est fragmenté en de multiples autres figures dont la science et la démocratie sont certainement les plus repérables. Aujourd'hui, on s'interroge sur la nature des idéaux susceptibles de faire consister des lieux d'adresse à l'Autre dans le circuit de la satisfaction.

La mutation que nous avons repérée jusque là est profondément associée au vaste processus égalitaire qui fut l'idéal proclamé de l'avènement de la modernité. Nous avons lentement glissé d'une aspiration à l'égalité en droit entre les Hommes, à une égalité de structure entre les êtres humains. Ainsi, nous assistons à un progressif effacement des différences fondamentales des sexes et des générations sur la scène symbolique.

Le lien social s'apparente à une construction, un jeu de semblants instauré par les usages de la coutume, ce qu'Hannah Arendt appelle la tradition ou que le psychanalyste Jacques-Alain Miller qualifie de routine. Cependant, lorsque la forme contemporaine du lien social relève essentiellement de l'invention, alors ce qui était le propre de l'âge adolescent deviendrait aujourd’hui la seule possibilité de faire inscription dans un monde qui ne porte plus de modèle collectif. On peut noter au passage le paradoxe d'une société qu'on ne peut plus penser hors globalisation, tandis qu'elle renvoie chacun à ses propres trouvailles individuelles.

Nous devons nous interroger pour savoir ce qui a valeur d'idéal à l'ère de la postmodernité. L'éducation doit se concevoir dans un cadre organisateur qui lui donne son sens. Celui-ci fut d'abord défini par la religion, puis remplacé par l'idéal démocratique et républicain. Mais de quel ordre symbolique relève l'éducation contemporaine ? Tous les jeunes sont inscrits dans un ordre symbolique. Par contre, c'est la nature de cette inscription dans l'ordre symbolique qui pourrait être interrogée par les enseignants. Cette prise dans le registre symbolique est inhérente à la condition humaine et elle correspond à l'effet du langage sur le corps. Nous assistons aujourd'hui à des changements dans la façon de s'inscrire dans l'ordre symbolique en tant que forme du lien social.

Après un lien social vertical reposant sur la dette et la transmission, une nouvelle forme du lien social a émergé, horizontale, reposant sur l'initiative privée et l'individualisme. Cette évolution s'est emballée dans les années 70/80 avec la montée en puissance des intérêts du marché. Lacan déjà nous alertait sur ce changement dans la société où l’objet de consommation deviendrait plus important que l’idéal. Nous assistons à la chute des idéaux fédérateurs et à la montée des revendications de type catégoriel.

Le contexte postmoderne signe la fin de la société patriarcale et de la position d'exception occupée par les différentes figures paternelles dans le lien social. Lorsqu'il évoque l'effacement de l'imago paternelle, Lacan précise qu'il s'agit d'un déclin social. Pour reprendre le titre de l'ouvrage phare de Marcel Gauchet, repris de celui de Max Weber, c'est bien d'un certain désenchantement du monde dont il est ici question, un effacement du « sacré » qui faisait le point de butée à la tyrannie du Moi. Nous assistons à l’émergence d'un nouveau rapport à l'ordre symbolique qui tend à préserver la possibilité d'un sur-mesure pour tous, et non plus un ordre symbolique « partagé ». Il existe une forme de tension entre la reconnaissance d'un maître-mot d'exception qu'implique la prise dans le langage, et le régime de symétrie des places qui a conclu le mouvement de déclin social de l'imago paternel. C'est de cette tension qu'émerge le malaise.

Parmi ceux qui ont considéré comme négative l'émergence de cet individualisme, l'interprétation du philosophe Jean Baudrillard est apparue comme la plus désenchantée. En effet, pour lui, plutôt que d'assister à l'émergence d'une nouveauté, la nouvelle ère consiste à l'enterrement de l'individu et à l'émergence de son pur spectre. Sans densité ni référent, sans structure ni idéal, sans aucune sorte de passion, ce spectre signifie pour cet auteur l'émergence d'un individu sans sens, sans but, sans conflit ni division, autrement dit, signifie la fin de la subjectivité et l'apparition d'une fonction purement opérante dans les systèmes qui le dominent.

Là où la puissance de l'idéal offrait une forme à l'étayage d'un mode de satisfaction au niveau individuel, et tendait à unifier le rapport au symbolique au niveau collectif, la chute progressive des idéaux de notre époque contemporaine laisse la place aux inventions singulières pour venir barrer une aspiration qui se règle davantage sur la satisfaction narcissique. On assiste donc à une déclinaison sans limite des revendications individuelles qui fractionnent l'ancien ordre symbolique commun en autant d’îlots privés où circulent sans entrave des exigences dont la psychanalyse a repéré la substance imaginaire.

Le développement sans frein des technologies d'information et de communication produisent des objets qui rendent possible une uniformisation et une généralisation jamais atteinte de la mémoire culturelle commune, par le processus de mondialisation, ce que Bernard Stiegler nomme rétention tertiaire. Le développement des objets techniques et des supports de diffusion de l'information enserre chacun dans une possibilité d'élaboration symbolique réduite et tellement commune qu'elle rend impossible de distinguer le « nous » d'un « je ». La perte d'individuation consiste en une confusion au moins tendancielle du « je » au « nous » dans le « on ».

Les sujets contemporains sont immergés dans une organisation sociale de plus en plus globalisante et réclament l'usage d'objets techniques pour garantir la circulation d'informations faisant lien social. Un tel sujet existe moins par sa capacité de mémoire et d'inscription dans la chaîne des générations que par sa capacité d'adaptation et de réaction aux signaux reçus dans l'instant. En somme, Stiegler nous parle là d'un sujet réactif remplaçant un sujet cognitif. L'objet emblématique qui a ouvert la voie de la mise en commun, à grande échelle, des références culturelles partagées par les membres de notre société occidentale : la télévision. La télévision a le pouvoir d'uniformiser. La pensée est comme suspendue par ce qui est regardé, laissant place à l'émotion. C'est davantage le corps du téléspectateur qui est sollicité. La télévision occupe désormais une place secondaire dans le développement global des nouvelles technologies de l'information et de la communication dont internet est le principal support.

La post-modernité se marque désormais par l'investissement de l'ici et du maintenant en tant que susceptibles de soutenir un idéal contemporain. Or, le désir se nourrit de ce qui est à venir au-delà du temps présent. Comme le formule brillamment l'agrégé de philosophie Cédric Lagandré dans un essai publié en 2009 : « Le monde moderne croit qu’il bouge. Mais l’homme moderne, lui, ne bouge pas : il s’inscrit dans un temps paralysé par les dispositifs techniques, une actualité pure qui déploie devant lui, comme au supermarché, des possibles pré-vécus qu’il n’a plus à vivre, des paroles pré-parlées qu’il n’a plus à dire, des images prévues qu’il n’a plus à voir. » C'est ainsi tout le registre symbolique qui se marque par une forme de précarité en tant qu'il n'est plus supporté de la même façon par ses piliers classiques que sont le temps, le désir, et donc le langage.

Le développement sans cesse accéléré de la technique atteint le cœur du rapport à la langue. Il remet en cause l'expérience de l'impossible à dire qui en fait sa mesure première En visant l'efficacité maximum, la technique tend ainsi à réduire le langage à sa seule dimension informative. La machine évacue l'interlocuteur et le guichet automatique réduit la relation à un programme débarrassé des surprises inhérentes à l'imprévisibilité du langage humain. Il y a dans notre vie quotidienne une promotion de la perception, de la stimulation directe du corps pour traiter les multiples sollicitations.

C'est bien la dimension communicationnelle du langage qui est valorisée par rapport à sa fonction narrative. Éviction de l'historicité, d'un passé et d'un futur avec son lot d'incertitudes : chute des grands récits organisateurs qui donnaient corps aux différentes appartenances collectives sous la bannière de l'idéal, écrasement de la durée des réponses pour tendre vers la réaction aux stimulus dans une logique comportementale. Le fameux « T'es où ? » du téléphone portable n'appelle aucune construction symbolique, il réclame juste un signe qui se veut la garantie imaginaire d'une présence dans l'environnement affectif.

Or, la fonction du langage ne peut se réduire à un acte de communication formelle. Malgré ce que l'on pourrait croire, le sujet ne se réduit pas à ce « je » : il est ce que les linguistes nomment un shifter qui vient seulement représenter le sujet dans l'énoncé. Cette articulation du « je » implique une autre « je » qui énonce, à savoir le sujet de l'énonciation. Ce sujet peut ne pas être représenté dans l'énoncé, ainsi que l'illustre la demande : « du pain ! »

Dans le champ de la psychanalyse, on repère le changement d'expression d'un mode de satisfaction qui passe d'un investissement affectif de l'idéal, à un investissement affectif de l'objet. Il s'agit pour les enfants de la postmodernité de trouver à faire formule en donnant place à leur modalité de satisfaction dans un monde répondant à un discours qui, comme le notait Lacan dès les années 70, défait les solidarités et laisse chacun face à face avec une profusion d'objets. Les jeunes se trouvent enserrés par deux discours qui s'excluent : le discours qui tisse un lien social conforme aux valeurs de la science, référée au « tous pareils », et le discours capitaliste orienté par les valeurs du marché, référé au « chacun pour soi ».

Les évolutions de la technique accompagnent et accélèrent le mouvement de mutation de notre société. Les jeunes générations grandissent dans un monde où les espaces publics et privés se confondent, chacun peut dialoguer avec tous ses amis depuis sa chambre, et le smartphone reste connecté toute la journée, réduisant la capacité à supporter d'être seul, séparé. Le rapport au temps et à l'espace se modifient, il devient possible d'avoir l'illusion d'être tout de suite à l'autre bout du monde.

Si pour la première fois de son histoire, l'être humain peut accéder à un volume quasi infini de connaissances, cela ne nous dit néanmoins pas grand chose de la façon dont il va se les approprier, et encore moins des conséquences que cela va engendrer sur son rapport au savoir. Nous avons accès à des bouts de connaissance qui sont réduits à des marchandises échangeables. Les porteurs classiques de ces connaissances, qui se présentaient sous les différentes variations de la figure du maître, sont maintenant frappés d'obsolescence et remplacés par les machines contemporaines. L'adulte est d'ailleurs dépassé par l'évolution des techniques, et ce sont les nouvelles générations qui initient les anciens au maniement du dernier objet électronique produit par le marché dans un impressionnant mouvement inversé de rapport au savoir.

Ce que tente de construire le lien social postmoderne, c'est de se passer de l'Autre, du moins de ses incarnations imaginaires. Comme le remarque le psychanalyste Serge Lesourd, la figure du grand Autre était auparavant consistante, et elle en tirait sa substance de l'ordre transcendantal qui permettait à chacun de déterminer une position subjective. La place et le rôle des adultes en charge d'enseignement ou d'éducation étaient rendus légitimes par la reconnaissance spontanée et implicite d'une place d'exception. Avec l'évolution de la figure du grand Autre, c'est le lien entre les générations qui se trouve vidé de sa consistance passée. Les nouvelles figures du grand Autre sont désormais le langage et la communauté. Nous sommes alors du côté de l'invention comme opérateur de connexion entre le mode de satisfaction de chacun et l'adresse à l'Autre. Pour l'illustrer, nous pouvons faire référence aux différents réseaux sociaux : Youtube, Instagram, TikTok, Parler et autres... .

Le discours contemporain suggère la réalisation du bonheur complet, si ce n'est pour aujourd'hui, au moins pour demain, non plus dans un hypothétique au-delà, mais dans la réalité de la vie terrestre. En cela, il organise un monde sans limite, un monde structuré par le principe de plaisir, de complétude et d'inclusion. Mais le sujet, du fait de sa structure d'être parlant, reste soumis à l'insatisfaction, à l’incomplétude, à la barrière de l'impossible auquel il se heurte inéluctablement du fait même d'exister entre les mots qu'il énonce et qui le représente. Comme le lien social ne lui propose plus un ordre qui incarne, situe, organise cette limite, le sujet tente de la trouver dans le dernier support marqué de finitude dont il dispose : son corps.


- Oedipe cède la place à Narcisse

Le lien social contemporain, en allégeant l'action des grands organisateurs symboliques pour privilégier les revendications de type narcissique, vient estomper la reconnaissance de l'autorité classique. Le XXIe siècle se caractérise par l'encouragement généralisé à toutes les formes de la consommation au service de notre propre plaisir. Ce principe est tout entier condensé par la promotion du maître-mot « croissance » qui est présenté comme la condition du bonheur retrouvé. Alors que l'idéal émerge d'un renoncement à la satisfaction par le corps, l'objet se caractérise davantage par une fonction complémentaire d'être issu d'un commerce avec le corps.

Le foisonnement des objets de consommation entretient l'usage d'un rapport avec la pulsion qui en passe davantage par le corps et ses multiples prothèses techniques modernes. Les objets gadgets sollicitent le mirage d'une satisfaction par l'avoir, par avance inassouvie, alors que l'idéal offre la possibilité d'un réglage de l'être du sujet en le fixant dans un rapport possible à l'Autre. Le sujet est poussé à réduire le désir à la satisfaction de ses besoins de consommation.

L’héritage symbolique (du côté culturel) cède le pas à l’échange narcissique (du côté du pulsionnel); autrement dit : les relations basées sur la différence entre les générations et l’inévitable conflit inhérent, s’effacent pour une aspiration à la fusion dans une volonté consensuelle. Là où hier l'intérêt collectif réglait les actes de chacun pour donner forme au lien social, c'est aujourd'hui l'intérêt individuel qui veut s'imposer aux autres, comme le dit la publicité de l'Oréal : « Parce que je le vaux bien ! » ( Slogan féministe à l'origine, récupéré ensuite par le marketing et enfin traduit dans plus de quarante langues... )

« La modernité pose le singulier au départ, afin de l'universaliser. C'est de cela qu'est fait au plus profond notre sens de l'individu. » formule Marcel Gauchet. Œdipe cède la place à Narcisse avec des traits de personnalité qui semblent se redessiner. Dans notre époque de la personnalité contemporaine, puisqu'il n'y a plus de référence transcendantale, chacun devient dès lors, dans un glissement logique, sa propre valeur étalon pour juger du bien et du mal.

Nous sommes entrés dans l'âge de la personnalité contemporaine où le rapport à la norme ne s'envisage qu'à la condition d'un intérêt personnel bien préservé. Il ne s'agit plus d'incorporer ou d'intérioriser le système symbolique qui définit le vivre ensemble, il s'agit de trouver la garantie de ce qu'il fait la place à l'intérêt individuel. Nous assistons donc à l'apparition d'une organisation marquée par l'horizontalité et l'illusion de la possible permutation des places en fonction de son intérêt propre : éternelle jeunesse pour les aînés et fantasme de toute puissance pour les plus jeunes.

La spécificité de l'ordre symbolique au XXIe siècle serait sa dimension plurielle et, de façon inhérente, sa difficulté à faire lien. Nous traversons l'époque de l'idéal individualiste où chacun a la charge de réussir sa vie, même s'il doit en payer le prix de la « fatigue d'être soi » pour reprendre l'expression forgée par le sociologue Alain Ehrenberg. Chacun peut nourrir l'illusion de produire son objet apte à venir combler ce qui lui manque dans l'existence, et tous les acteurs du lien social se retrouvent alignés dans une logique égalitaire. Plus rien ne vient justifier le maintien d'une place d'exception.

On constate une difficulté croissante pour le sujet contemporain à adopter une position subjective marquée par le renoncement des revendications personnelles, privées, d'ordre narcissique. Les aspirations personnelles libérées par la modernité des Lumières ne se fondent plus aussi facilement dans un idéal commun, mais se figent comme autant d'exigences narcissiques à satisfaire rapidement. Comment un enfant réussit-il aujourd'hui à canaliser son énergie quand il peut nourrir l'illusion de n'être retenu par aucun interdit ?

Dans un mouvement contradictoire, notre société de consommation propose sans arrêt de nouveaux objets aux enfants, et ce dès leur plus jeune âge. Le discours dominant actuel pousse plutôt à se satisfaire de l'objet immédiatement et à en changer le plus vite possible, pour que le manque ne soit pas présent et que le consommateur dépense deux fois plus vite. L'abondance des objets de consommation sous leur forme matérielle ou virtuelle ainsi que la facilité pour les obtenir donnent l'illusion que plus rien ne viendra limiter l'expression de la volonté individuelle.

Un mode particulier de l'amour parental contemporain consiste à plaire à l'enfant, c'est à dire à faire qu'il ne manque de rien, non pas au niveau de ses besoins, mais au niveau de son désir. Là où s'inscrivait du manque qui préparait une place possible au désir de savoir, la recherche de satisfaction à tout crin vient boucher la place de l'expression possible du désir. Là où il fallait une élaboration dans le temps vient s'inscrire une proposition « d'éprouvé » immédiat.

Du corps plutôt que des mots, une aspiration à un mode de satisfaction qui s'articule autour de l'illusion de la toute-puissance et, dans un enchaînement presque naturel, une grande intolérance à la frustration imposée lorsque la réponse doit être différée. C'est de cette problématique que relève le trouble des conduites chez l'enfant et l'adolescent.

Cette forme d'allègement des contraintes modifie aussi ce qui faisait principe de réalité, et l'imaginaire ne se trouve plus borné aussi clairement par les exigences de l'ordre symbolique. « Le symbolique contemporain, là où il concerne le sujet et ses affects, est comme asservi à l'imaginaire, comme en continuité avec lui », note le psychanalyste Jacques-Alain Miller. Les mouvements imaginaires visant à une satisfaction immédiate sont encouragés. Le discours dominant produit des effets qui encouragent les fixations aux processus imaginaires propres au stade du miroir théorisé par Jacques Lacan. L'idéal est davantage ancré dans le registre symbolique, alors que l'appui sur l'objet entretient un "commerce de proximité" avec le registre imaginaire. En tant que cause du désir de chacun, l'objet ne se présente plus par le vide qu'il supplée mais par l'illusion du plein qu'il contient.

Ce discours dominant favorise l'enlisement des sujets contemporains dans les tendances narcissiques du moi-idéal. Par le court-circuitage de l'Autre du langage, le sujet post-moderne peut nourrir l'illusion de créer le monde. Le sujet post-moderne correspond tout à fait à la personnalité contemporaine du self-made man. Il est en charge de produire les objets visant à sa satisfaction pleine et entière et c'est bien là l'effet des "lathouses" que Lacan désigne comme des petits objets sans cesse renouvelés grâce aux progrès de la science au service du marché.

Ces lathouses peuvent offrir aux sujets la possibilité de se construire un monde sur mesure de repères choisis, une bulle de certitudes : que ce soit en encourageant un sentiment d'omniscience en réduisant le champ infini des connaissances à un simple catalogue en libre consultation, que ce soit en mettant à la disposition de chacun le pouvoir de devenir le maître d'un monde virtuel par le biais de l'activité de gaming, ou encore en accordant à tous le rôle de la vedette, sur l'écran géant du cinéma des réseaux sociaux. Le recours à ces objets contemporains alimente le déclin de la figure d'exception, accentuant toujours davantage l'illusion d'un monde complet, où chacun serait en position de toute-puissance.

Se révèle une prévalence des processus narcissiques issus de la toute-puissance infantile. Expressions symptomatiques : la régression narcissique avec des réactions marquées par l'infantile dans une fixation imaginaire au moi-idéal ; la présence d'un affect dépressif qui se caractérise par la mise en avant d'un sentiment massif d'ennui et d'inutilité. Le processus d'identification au semblable ( et aux maux de sa génération, ) s'est substitué à l'identification au père, traditionnellement au centre de la construction de la personnalité.

Notre époque place l'objet regard, ainsi que la croyance dans la toute visibilité en tant que garantie de la science, au cœur du lien social. Ce mouvement précipite la mutation de notre civilisation. Le développement des techniques au service de la science permet de produire des appareils capables de voir l'intérieur des corps humains ( exploration par l'imagerie médicale : radiographie et scanners ). L'avènement moderne de la science a rouvert la question des origines dont les réponses les plus anciennes étaient fournies par les mythes fondateurs des différentes formes religieuses.

Le discours de la science post-moderne se construit sur la supposition que le regard porté sur l'image de l'intime, rendu possible par la victoire de la technique, va nous donner la clef du mystère humain. L'échographie qui fait apparaître le bébé avant la séparation d'avec le corps de la mère signifie que « désormais l'enfant naît dans l'image. Il naît avant de naître », souligne le psychanalyste Gérard Wajcman. Là où auparavant l'enfant prenait forme dans le langage tout au long du temps imposé de la grossesse. Ainsi, le symbolique est aujourd'hui mis au service de l'image, imposant cette illusion que nous serions sans reste, totalement soluble dans l'image, que voir serait synonyme de savoir.

Nous vivons dans le village mondial et le rapport à l'intimité est complètement bouleversé par le développement des technologies de communication. Il est évident que le formidable essor de notre paysage numérique multiplie à l'infini les possibilités de dégager des traits d'identification pris sur l'image et toutes les formes d'échanges rendues désormais possibles. Les réseaux sociaux peuvent être considérés comme une foule virtuelle. La prévalence de l'image donne l'impression de prévoir toute les réponses par la seule puissance du regard. L'image prend valeur de Dieu contemporain. L'image est maintenant censée tout dire de nous. Notre image se propage sur les réseaux sociaux, elle nous représente dans le regard d'autrui à travers la fenêtre numérique qui vient nous évaluer, nous chiffrer, comme n'importe quel autre objet de consommation. Grâce à la webcam, on peut aujourd'hui être à la fois dans l'espace privé de sa chambre et néanmoins se trouver en compagnie de tous ses camarades de classe, confinés dans la leur.

Dans la téléréalité, les jeunes gens ( et les moins jeunes ) utilisent souvent la formule : « C'est que du bonheur... y'a pas de mots pour le dire ». On peut là y déceler l'écrasement de la parole devant l'empire de l'image. Pour Baudrillard, l'individu spectral ne fait que démontrer que toute source de négativité a disparu, ainsi que tout potentiel métaphorique, et que le monde est devenu un simple écran, une pure surface. Par l'impératif catégorique de communication, il ne reste plus rien à cacher ou à voiler, la circulation instantanée d'images et d'information a émondé et rendu éphémère la réalité, au point que la réalité elle-même était devenue un pur jeu de discours ou d'images qui ne se réfèrent qu'à eux-même, dans une monstration obscène et privé de sens.

Les écrans en tout genre qui fleurissent dans notre univers technologique deviennent le média de rencontres multiples, mais ils dispensent de la présence réelle du partenaire. C'est donc d'une rencontre d'une autre nature dont il est ici question : une rencontre virtuelle qui encourage les mouvements propres à la scène imaginaire. L'absence de la présence physique de l'autre court-circuite le détour du désir par les contraintes symboliques qui structurent les échanges humains. Lorsque l'image occupe tout l'espace, le désir n'est plus borné de la même façon par la retenue qu'impose le code social, mais il est plutôt encouragé à s'exprimer sans frein. Tout se passe comme si le sujet se retrouvait seul face à ses fantasmes.

Le roman de J.K. Rowling tire sa substance de la capacité du héros à transformer et à soumettre la réalité extérieure, et non de s'y adapter. Malgré un comportement irréprochable, aucune attention n'est portée à HARRY POTTER par sa famille d’accueil. le monde des adultes est a priori présenté comme hostile et n'offrant aucune figure identificatoire valable. Il est important de noter que le héros de Rowling possède un don qui lui a permis de survivre dans un combat où ont échoué ses parents. Étrange inversion de l'ordre des transmissions habituelles de savoir-faire qui ne peut manquer d'évoquer les adultes contemporains s'émerveillant de la capacité des enfants à utiliser des objets auxquels ils ne comprennent rien eux-mêmes.

Il faut la rencontre avec un monde irréel, totalement imaginaire, pour que Harry ressente enfin un sentiment d'appartenance, à la suite de l'admission à l'école des sorciers où il apprendra la maîtrise des pouvoirs magiques concentrés dans une baguette magique rendant possible la réalisation de ses désirs grâce à une forme de toute-puissance de la pensée. Le responsable de l'école des sorciers, Dumbledore, vient fréquemment soutenir et encourager Harry dans ses actions, tandis que sont tournés en dérision et présentés comme des personnage stupides, son oncle et sa tante qui l'ont élevé et qui tentent de l'empêcher de pratiquer la magie.

Cette série littéraire fin de siècle traduit de manière allégorique la mutation vers une collectivisation des pouvoirs du super-héros issue des comics américains du début du siècle dernier, dans la mesure où dans cette saga, les super-pouvoirs sont distribués de façon égale à chacun des enfants. Dans cette communion d'apprentis sorciers, chacun se situe en place d'exception vis à vis de l'autre. Harry doit régulièrement s'affranchir des règles pour se sauver et préserver la vie de ses camarades et semble ainsi bénéficier d'un régime d'exception conçu sur-mesure. On ne peut que s'interroger sur le fait que la réalisation de la dimension héroïque contenue dans le récit conduise l'enfant puis l'adolescent Harry Potter à maîtriser des pouvoirs infinis dans une virtualité de fantasme de toute-puissance.


- Le contrat pédagogique

L'ampleur des mutations que nous traversons sur tous les plans : sociologique, anthropologique, économique..., bouscule les repères classiques de l'institution scolaire et oblige celle-ci à prendre une place nouvelle auprès des élèves qu’elle accueille. Ces mutations du lien social dans leurs formes contemporaines modifient les relations entre l'école et les familles.

Le climat dans les écoles se tend, la demande d’autorité se fait de plus en plus pressante et les signes d’épuisement professionnel deviennent fréquents. Les enseignants s'arrangent pour trouver un point d'équilibre entre le principe d'universalité et l'ajustement de normes particulières qui intègrent les différences face aux résultats scolaires. Notamment une norme susceptible de « reconnaître » chaque enfant comme une personne. L'institution scolaire, et notamment le collège, deviennent les lieux d'une conflictualité accrue qui s'exprime à travers le désarroi actuel de nombreux enseignants et la difficulté de certains élèves à faire sens avec les apprentissages qui y sont proposés.

Le citoyen exige le respect du principe d'égalité, l'usager réclame qu'un service soit rendu et enfin, le sujet est en attente de reconnaissance. On peut faire le constat tous les jours des conflits qui mettent en tension ces trois pôles. La demande de reconnaissance des sujets, qui vient faire écart avec la socialisation et la relation de service, peut s'entendre comme une tentative de faire point d'arrêt à une demande de satisfaction imaginaire qui ne trouve plus d'adresse, dans une société dans laquelle l'objet est en train de supplanter l'idéal.

Avant les années 70, tant que l'enfant n'avait pas son mot à dire, le marketing était impuissant. Puis la place de l'enfant a changé dans la société et il est devenu la pierre angulaire de la famille. Par exemple, chez Burger King, par l'intermédiaire des spots diffusés à la télévision, on affirme aux enfants que "C'est vous qui décidez ». En 1985, chez Nestlé, « le président c'est bébé ». On entend répéter à l'envie dans les salles des professeurs que les élèves changent, qu'ils sont de plus en plus difficiles. Le rapport au savoir a changé dans l'époque contemporaine. Les professeurs se plaignent de n'être plus respectés et ils sont régulièrement sommés par des parents suspicieux de devoir expliquer certaines de leurs décisions. Les élèves vivent comme une attaque à leur égard les situations qui marquent un rapport de dissymétrie avec autrui.

L'institution scolaire ne parvient plus aujourd'hui à s'adresser à tous de la même manière, il lui faut prendre en considération de plus en plus de situations particulières qui l'obligent à repenser son programme ou à supporter en son sein une conflictualité toujours croissante. « Le langage de la morale et du contrôle est ici remplacé par celui du contrat et du projet. » remarque le sociologue François Dubet. François Dubet parle de « programme institutionnel » : « Le programme institutionnel ne désigne ni un type d'organisation ni un type de culture, mais un mode de socialisation, ou, pour être plus précis, un type de relation à autrui, celui que l'instituteur, le prêtre ou le médecin pouvaient mettre en œuvre avec leurs élèves, leurs fidèles ou leurs malades. » La disjonction entre socialisation et subjectivation et entre norme et idéal, entretient l'illusion qu'il est possible de séparer socialisation et apprentissage. La voie est dès lors ouverte à un règlement par l'appel à la séduction, à la négociation ou à l'hyperinflation juridique. Le travail que le programme institutionnel ne fait plus doit être accompli par chaque individu.

Il y a une volonté d'accueillir tous les élèves, sans exception, même ceux pour lesquels les instituteurs ne pensaient pas avoir les compétences nécessaires, comme en témoigne la loi du 11 février 2005, renforçant les actions en faveur de la scolarisation des élèves handicapés. Elle affirme le droit pour chacun à une scolarisation en milieu ordinaire au plus près de son domicile, à un parcours scolaire continu et adapté. Les institutions contemporaines ont donc pour consignes d'évaluer les sujets qu'elles accueillent et de lutter contre tout ce qui vient faire écart à la norme, ou alors de l'étiqueter de la marque du défaut, voire du handicap.

Il y a une inflation des demandes d'aides auprès de la Maison Départementale pour la Personne en situation de HaFndicap ( M.D.P.H ) qui a eu pour effet l'augmentation des interventions d'aides humaines affectées à l'accompagnement individuel des élèves. C'est ainsi que toutes les classes désormais accueillent des enfants bénéficiant d'un projet personnalisé ou d'un programme adapté afin de permettre l'inclusion de tous dans le vaste dessein de réduire les sorties du système scolaire sans qualification. Nous avons constaté un mouvement de médicalisation et d'externalisation de la difficulté scolaire en direction du secteur de la santé, notamment vers les cabinets d'orthophonistes et les consultations médico-psychologiques.

L'école, comme les autres institutions, s'apparente de plus en plus à un marché de services ou chacun peut faire des demandes qui s'ajustent au plus près de ses besoins. Dans ce mouvement, la loi n°2005-102 "pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées", a été le point de départ d'une inflation encore grandissante des demandes de projets individualisés, sur mesure, dont l'appel à la présence d'un auxiliaire de vie est un des aspects les plus perceptibles. Cela complique la tâche des institutions qui doivent désormais développer leur capacité à offrir un accueil sur-mesure à des "usagers" qui se satisfont difficilement du traitement commun. Cela complique aussi la tâche des sujets eux-mêmes qui ont bien sûr gagné une autonomie accrue pour donner forme à leur vie, mais qui doivent souvent en payer le prix narcissique de la fatigue d'être soi.

Des transformations importantes sont venues déranger l'ordre établi et notamment l'émergence de la figure de l'enfant sous celle de l'élève. La nécessaire reconnaissance des droits fondamentaux nous conduit à la situation actuelle : celle du primat du juridique sur l'éthique. Onora O'Neill, professeure à l'université d'Oxford souligne combien notre rapport contemporain à l'enfance se centre sur ce qu'elle nomme les obligations parfaites, qui correspondent aux droits fondamentaux de l'enfant, au détriment d'autres obligations, davantage morales. Ce qui conduit O'Neill à défendre la thèse d'un « déclin de la parentalité » qui aurait pour épicentre le rétrécissement des exigences proprement éthique par la promotion de la problématique de l'émancipation de l'enfant, c'est-à-dire de sa promotion comme sujet de droits.

La Convention internationale des droits de l'enfant vient marquer un pas de plus vers ce qui fait la nature spécifique du rapport à l'enfance à l'âge de la post-modernité, et il ne s'agit pas tant de s'en féliciter ou de le dénoncer que d'en prendre acte. En considérant l'enfant comme un sujet de droits, on court le risque de limiter les relations à son égard à leur forme contractuelle. L'évolution générale de notre manière de vivre comme, par exemple, l'accroissement des familles recomposées, encourage ce mouvement de judiciarisation de la relation éducative. Pourtant, la relation à l'enfance ne peut se restreindre à une dimension de contrat entre des êtres égaux en droits.








Nicolas Delorme

Nicolas Delorme, Psychothérapeute sur Saint Malo

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